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Je sais que la côte la plus proche est à quinze milles. Je suis bien trop loin à cette heure pour croiser un pêcheur. Et à cette époque de l’année, comment espérer rencontrer un plaisancier? Quinze milles… presque trente kilomètres! Même si je suis bonne nageuse, c’est impossible à faire à la nage, surtout dans cette eau plutôt froide. Je suis seule, seule dans l’immensité noire! Je suis foutue… L’image de ma fille Marie m’apparaît et m’obsède. Son joli petit minois à la longue chevelure rousse m’accompagne. Elle va être orpheline, alors qu’elle n’a que dix-huit ans. J’ai vu tous les océans, leur bleu profond, la grisaille des tempêtes, les lagons émeraude et limpides. Mais ce soir, la mer est noire.

Surtout ne pas trop paniquer. Je n’ai ni froid ni chaud. Mon corps ne ressent rien. Il est inutile d’essayer de rattraper le bateau… Il file sur sa route vers le cap Corse à cinq nœuds sous pilote automatique. Il n’y a pas trop de mer. Dans la langue des marins, ça signifie: pas trop de creux. Je suis hébétée. Je scrute l’horizon. Le ciel. Les étoiles. Où est-elle, l’étoile qui me sauvera?

Philou Poupon m’avait appris le ciel nocturne. Nous naviguions en double pour l’AG2R. Nous étions dans la «pétole». La pétole, pour les marins, c’est cette calamité qui pour les vacanciers est un paradis: l’absence totale de vent. Pas un souffle d’air, pas une ride sur l’eau. Assis dans le cockpit à mes côtés, il m’enseignait les constellations. Je passais des moments magiques, sur cette mer immensément calme, «ce bleu ineffable». On n’avait pas un brin de vent, tous nos concurrents nous dépassaient. Il faisait chaud, très chaud sous ces latitudes, au mois de mai. Nous plongions parfois autour de notre bateau immobile afin de nous rafraîchir. Bien sûr, je ne m’éloignais jamais beaucoup, car j’ai toujours eu peur de la profondeur des océans. Il y avait sous moi trois mille mètres d’un monde inconnu que j’imaginais peuplé de monstres; un monde à la Jules Verne encore inexploré. J’ai vécu avec Philou des heures inoubliables. Il est mon ami, ma famille, mon frère.

Je ne dois pas rester immobile. Il faut nager, mais où? Que faire? Je ne veux pas me laisser abattre. Je ne dois pas céder à la terreur. Je connais mes capacités physiques. Mon endurance. J’en ai vu d’autres. Je connais le sens du verbe «résister». J’ai pris les paquets de mer dans la figure, des années durant. Je sais comment lutter pendant des heures contre le sommeil. Contre le froid. Contre les défaillances de mon corps. Je sais résister aux crises de tachycardie. Je sais résister aux crampes. Là, je suis en pleine possession de mes moyens physiques. Je dois résister. Cette chute idiote, bon sang, quelle dérision! On dit en Bretagne que la plupart des marins retrouvés noyés ont la braguette ouverte!

Au-dessus de moi, l’immensité muette des étoiles. Je reconnais toutes ces constellations. Le ciel est tellement pur et étoilé, surtout sans lune. Ce ciel que peu de gens prennent le temps de contempler. Quand moi, je l’ai à ma disposition. Il sera l’unique témoin de ma mort.

À l’est, je devine le halo de la marina de Macinaggio; c’est par là que je décide de me diriger.

Macinaggio me rappelle une formidable correction que j’ai reçue de mon père. À l’époque, j’avais treize ans et physiquement j’en faisais seize. On portait toutes des robes de gitanes avec une chaîne autour de la taille, à la manière de Brigitte Bardot. Après le déjeuner, le propriétaire d’un bateau voisin m’a proposé d’aller faire une promenade. Lorsque je suis revenue de cette équipée clandestine — qui était pourtant bien innocente — , j’ai pris une gifle cinglante.

Même si j’ai été élevée comme un garçon, et entre deux garçons, on m’imposait de nombreuses restrictions en tant que fille. J’étais attirante et je paraissais beaucoup plus âgée que je ne l’étais. Mes parents craignaient que je vive une histoire d’amour trop précoce. Quand mes frères avouaient leurs conquêtes et aventures sexuelles, ils étaient presque accueillis en héros. Moi, quand très jeune j’ai eu ma première aventure, je ne m’en suis pas vantée! J’ai souffert de cette discrimination tout au long de mon enfance. Le fait est que je ne jouissais pas de la même liberté que mes frères Jean-Marie, l’aîné, l’idole, et Hubert, le petit dernier, le chouchou. Je n’avais le droit de sortir qu’accompagnée de Jean-Marie avec ses copains aux cheveux longs qui avaient tous un à deux ans de plus que moi. Ou alors j’avais le droit de faire du sport au Racing. Je m’échappais de mon école de bonnes sœurs où il n’y avait que des filles pour faire du sport tous les soirs… avec des garçons! Lorsque les mamans de mes copines appelaient ma mère pour demander l’autorisation de me laisser sortir, elle répondait: «Faites ce que vous voulez avec votre fille, je fais ce que je veux avec la mienne.»

Je pouvais tout entreprendre, mais seulement si j’étais accompagnée de Jean-Marie. Il nous arrivait, par exemple, de prendre le bateau de notre père, et de partir naviguer autour des îles d’Hyères pendant plusieurs jours; nous n’étions pourtant que des gamins. Tout était possible avec lui. Mais seule, jamais on ne m’aurait autorisé de pareilles escapades. Ce verrou posé sur ma jeunesse, je l’ai fait sauter d’un coup. La jeune captive des modes de vie bourgeois est devenue une sauvage qu’aucun homme ni aucune loi ne pourrait plus jamais réprimer.

Les lumières de Macinaggio vont me guider. Autant nager, plutôt que demeurer immobile. Chaque instant paraît une heure. Le destin qui veut peser sur moi ne perd pas son temps. J’ai quitté mon pantalon de ciré; il me reste à retirer ma veste de quart. La situation me semble irréelle. Malgré le halo de peur qui m’entoure, je n’en reviens toujours pas. Ma terreur a beau s’amplifier, je ne parviens pas à croire à ce qui m’arrive. Je résiste, je tente de survivre, je ne peux pas me rendre à l’évidence et me résoudre à la mort. Ce n’est pas possible! Je vis ce que les autres marins disparus ont vécu avant moi. Mon sentiment de solitude est plus terrible que jamais. Je voulais passer mon anniversaire seule en mer, eh bien c’est réussi! Je suis seule. Seule! Au milieu de la mer, en pleine nuit! Moi qui me réjouissais de retrouver la Méditerranée, après toutes ces années passées en Bretagne!

La Bretagne et ses légendes m’ont envoûtée. Je découvris la mer d’Iroise en 1982, lorsque l’on construisit mon trimaran Biotherm II, à l’arsenal de Brest — un bateau construit à «l’arsouille», comme on dit là-bas. Brest — cette ville bombardée, reconstruite vite et mal sans aucune réflexion architecturale — me semblait sinistre au début. Pourtant, je me suis peu à peu attachée à cet endroit sans charme et sans douceur, et aujourd’hui la rade de Brest est un des plus beaux sites que je connaisse avec la baie de Cook en Polynésie et bien sûr la rade de Marseille. Je ne connaissais alors que la Méditerranée et le Morbihan, mais je n’avais jamais mis les pieds dans le Finistère. Ce pays fascinant m’a immédiatement conquise. J’aimais ses rochers chaotiques, ses courants, ses îles entre ciel et mer, et toutes les légendes qui les accompagnent. J’aimais aussi ses dictons: «Qui voit Sein voit sa fin, qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Molène voit sa peine, qui voit Groix voit sa croix.» L’histoire des naufragés ouessantins enchantait mon imagination. Il n’est pas si loin, le temps où les habitants auraient allumé des feux sur la grève pour attirer les bateaux sur les récifs. On dit même qu’ils attachaient des lampions au cul des vaches. Dans un frisson, je songeais à Tevennec, caillou hanté et tellement sinistre que jamais aucun gardien de phare n’avait réussi à s’y installer durablement. La légende raconte qu’un homme était mort de faim sur l’île. Malgré ses appels de détresse, aucun marin ne lui avait porté secours. Depuis, son âme hantait les lieux. La nuit, les gardiens entendaient la voix d’un fantôme qui leur donnait l’ordre de quitter l’endroit. Beaucoup devinrent fous; certains moururent de façon étrange. Le curé, venu exorciser l’île pour en chasser le diable, ne changea rien à la malédiction. C’est sans doute pourquoi le phare de Tevennec fut le premier de France à être automatisé.