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Et maintenant plus du tout. Maintenant ça faisait dix-huit ans et même Michel-Ange le rendait mélancolique. Henri Valhubert avait les souvenirs en horreur. Pourquoi ce type venait-il lui mettre sous le nez ce papier puant ? Et pourquoi était-il encore assez snob pour prendre du plaisir à dire « la Vaticane », comme il aurait parlé nonchalamment d’une vieille amie, au lieu de dire « la Bibliothèque vaticane », comme tout le monde, avec respect ? Et pourquoi Laura filait-elle à Rome presque tous les mois ? Est-ce que ses parents croupissant loin de la grande ville exigeaient autant de voyages ?

Il n’avait même pas envie de souffler sa découverte à ce type, alors que ça lui était si facile. Ce type pouvait bien garder sa cuisse de Michel-Ange, ça l’indifférait.

— Après tout, reprit-il, ça peut légitimement venir d’une petite collection italienne quelconque. Les deux hommes qui sont passés vous le proposer, quel était leur genre ?

— Ils n’avaient pas de genre. Ils m’ont dit qu’ils l’avaient acheté à un particulier à Turin.

Valhubert ne répondit pas.

— Alors qu’est-ce que je fais ? demanda l’homme.

— Je vous l’ai dit, achetez-le ! C’est donné. Et soyez aimable, faites-m’en parvenir un cliché, et prévenez-moi s’il y en a d’autres. On ne sait jamais.

Sitôt seul, Henri Valhubert ouvrit grande la fenêtre de son bureau pour respirer l’air de la rue de Seine et chasser cette odeur de vieux papier et de cette Vaticane. Laura devait entrer en gare de Rome maintenant. Et ce jeune cinglé de Tibère devait sûrement l’attendre pour lui porter ses bagages. Comme d’habitude.

III

Le Palatino était entré en gare. Ses voyageurs en descendaient mollement. Tibère montra Laura à Néron, de loin.

— Tibère… dit Laura. Tu n’es pas au travail ? Tu es là depuis longtemps ?

— Je me dessèche ici depuis l’aube. Tu dormais encore à la frontière que j’étais déjà là. Dans le coin là-bas. Comment vas-tu ? Tu as dormi dans ta couchette ? Donne-moi ton sac.

— Je ne suis pas fatiguée, dit Laura.

— Mais si. Tu sais bien que le train fatigue. Tiens, Laura, je te présente notre ami Néron, la troisième pointe satanique du triangle démoniaque qui met la ville de Rome à feu et à sang… Lucius Domitius Nero Claudius, sixième César… Avance, Néron ! Fais très attention à lui, Laura… C’est un fou complet et définitif. C’est le fou le plus complet que Rome ait jamais abrité dans ses murs depuis longtemps… Mais Rome ne le sait pas encore. C’est ça, l’ennui.

— C’est vous, Néron ? Claude me parle de vous depuis des années, dit Laura.

— C’est une excellente chose, dit Néron. Je suis un sujet inépuisable.

— C’est surtout un très mauvais sujet, dit Tibère. Intelligence éruptive et néfaste pour l’avenir des nations. Mais donne-moi ce sac, Laura ! Je ne veux pas que tu portes de sac. C’est lourd et puis c’est moche.

Néron marchait à côté d’eux. Tibère avait mal décrit cette femme, avec des mots ambitieux qui veulent dire tout et rien. Néron lui jetait de rapides coups d’œil de côté, en tenant ses distances, avec une déférence respectueuse, plutôt inhabituelle chez lui. Laura était assez grande, et elle marchait dans une sorte d’imperceptible déséquilibre. Pourquoi Tibère avait-il si mal expliqué cette histoire de profil ? Il avait parlé d’un profil busqué, de lèvres un peu dédaigneuses, de cheveux noirs coupés sur les épaules.

Mais il n’avait pas dit à quel point l’ensemble surprenait quand on la regardait. En ce moment, elle écoutait bavarder Tibère en mordant sa lèvre. Néron guettait les intonations de sa voix.

— Mais non, je n’ai rien à manger mon grand ! disait Laura, qui marchait vite, en serrant ses bras sur son ventre.

— Et qu’est-ce que je vais devenir ?

— Achète-toi quelque chose en route. Il faut que tu manges tout de même. Est-ce que Claude travaille à nouveau ? Est-ce qu’il se concentre ?

— Bien sûr, Laura. Claude travaille beaucoup.

— Tu me mens, Tibère. Il dort le jour et il court la nuit. Mon petit Claude fait n’importe quoi. Dis-moi, Tibère, pourquoi n’est-il pas là ?

Elle chassa ses mots d’un mouvement de main.

— À cause de Livia, dit Tibère. N’as-tu pas entendu parler de la dernière trouvaille de ton Claude ?

— La dernière fois, il ne m’a parlé que d’une certaine Pierra.

— Mais non. Pierra date d’au moins vingt jours, c’est de l’histoire antique, ça tombe en poussière. Non, la ravissante Livia, ça ne te dit rien ?

— Mais non. Enfin, je ne crois pas. J’en vois tellement, tu sais.

— Très bien, je vais te la montrer cette semaine. Si bien entendu la constance de Claude résiste jusque-là.

— Je ne reste pas cette fois-ci, mon grand. Je rentre à Paris demain soir.

Tibère s’arrêta brusquement.

— Tu repars si vite ? Tu nous laisses ?

— Oui, dit Laura en souriant. Je reviendrai dans un mois et demi.

— Mais est-ce que tu te rends bien compte, Laura ? Est-ce que tu sais que Claude et moi, depuis qu’on est exilés ici, à Rome, tous les jours, tous les jours tu m’entends, on chiale un petit peu à cause de toi ? Un petit peu avant le déjeuner, et puis encore un petit peu avant le dîner. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu nous laisses pendant un mois et demi ! Crois-tu que ce sont des Pierra, des Livia qui vont nous distraire ?

— Oui, je le crois, dit Laura avec le même sourire.

Néron apprécia ce sourire.

— Mais moi, je suis un ange, dit Tibère.

— Bien sûr, mon grand. Sauve-toi maintenant, je vais prendre un taxi.

— On ne peut pas venir avec toi ? Boire un verre à l’hôtel ?

— Je ne préfère pas. J’ai des tas de gens à voir.

— Bon. Quand tu reverras Henri, embrasse-le pour moi et pour Claude. Dis-lui que j’ai la photo qu’il m’a demandée pour son bouquin. Alors… je te rends ton sac ? Tu arrives à peine et tu nous quittes ? Pas avant un mois et demi ?

Laura haussa les épaules.

— C’est bon, reprit-il. Je me perdrai dans l’étude. Et toi, Néron ?

— Je me noierai dans le sang de la famille, dit Néron en souriant.

— Il parle de la famille impériale, souffla Tibère. Les Julio-Claudiens. C’est une manie chez lui. Très grave. Et Néron le parricide était le pire criminel de tous. Il a foutu le feu à Rome.

— Ce n’est pas prouvé, dit Néron.

— Je sais, dit Laura. Et il s’est fait donner la mort en disant : « Quel artiste meurt avec moi ! » Ou quelque chose comme ça.

Tibère tendit la joue et Laura l’embrassa. Néron lui serra la main.

Sur le trottoir, les deux jeunes gens la regardèrent s’éloigner de dos, à longues enjambées, se serrant dans son manteau noir, les épaules un peu voûtées, comme si elle avait froid. Elle se retourna pour leur faire un signe. Néron plissa les yeux. Néron était myope : il tirait avec les doigts sur le bord de ses yeux verts pour « faire la netteté », parce qu’il se refusait absolument à porter des lunettes. Un empereur romain ne peut pas se permettre de porter des lunettes, expliquait-il. Surtout avec des yeux verts, qui sont très délicats. Ce serait indécent et grotesque. Néron s’était fait couper les cheveux à l’antique, courts, laissant sur le front quelques boucles blondes et régulières qu’il plaquait chaque matin avec de la graisse.