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— Vous le croyez ? demanda Valence.

— Non. Nous savons bien qu’il les a tués. Tout se tient. Mais il faut le lui faire dire, on n’a pas de preuve. Et l’endurance morale de Tibère est spéciale, je ne sais pas par où le faire lâcher. Tout ce que je lui raconte glisse sur lui, et il me regarde… il me regarde comme s’il me prenait pour un incapable.

— C’est fâcheux, dit Valence.

— Allez le voir, monsieur Valence, dit Ruggieri brusquement. Vous avez de l’ascendant sur lui, calmez-le, faites-le parler.

Valence resta silencieux. Il n’avait pas prévu ça en venant ici. Ou peut-être que si. Et puisque ce n’était pas lui qui prenait la décision, il ne voyait pas pourquoi refuser.

— Indiquez-moi le chemin, dit Valence.

Quand ils atteignirent les cellules de détention provisoire, Valence demanda à Ruggieri de le laisser seul. Le garde ouvrit la porte et la verrouilla aussitôt derrière lui. Tibère regardait faire sans rien dire. Valence s’assit en face de lui et chercha une cigarette.

— Vous n’êtes pas parti ? demanda Tibère. Qu’est-ce que vous attendez à Rome ?

— Je ne sais pas.

— Quand je vous ai quitté, vous ne saviez déjà plus. Ça ne va pas mieux depuis ?

— Est-ce qu’on est là pour parler de moi ?

— Pourquoi pas ? Moi, je n’ai rien à raconter. Je suis là, je suis assis sur ma couchette, je mange, je dors, je pisse, je me lave les pieds, ça ne va pas nous mener très loin. Tandis qu’à vous, il doit arriver des tas de choses dans les rues.

— Il paraît que tu nies les deux meurtres.

— Oui, je nie les deux meurtres. Je sais, ça n’arrange pas les affaires de Ruggieri et ça retarde l’instruction. Regardez mes pieds, vous ne trouvez pas qu’ils s’améliorent, qu’ils deviennent picturaux, les quatrièmes doigts surtout ? Et pourtant, d’habitude, les quatrièmes doigts, c’est toute une histoire pour qu’ils soient réussis.

— Pourquoi est-ce que tu nies les deux meurtres ?

— Ça ne vous intéresse pas de parler de mes pieds ?

— Ça m’intéresse moins.

— Vous avez tort. Je nie les deux meurtres, monsieur Valence, parce que je ne les ai pas commis. Imaginez-vous que le soir de la fête sur la place Farnèse, au moment précis où je m’apprêtais bien entendu à liquider Henri qui ne m’avait rien fait, j’ai brusquement pensé à autre chose, vous dire quoi je n’en sais rien, et le temps que je me reprenne, quelqu’un d’autre avait fait plus vite que moi et lui avait réglé son compte. Avouez que c’est bête. Ça m’apprendra à avoir toujours la tête ailleurs. Et attendez, vous allez voir que l’expérience ne profite pas, parce que l’autre soir, pour Sainte-Conscience-des-Archives-Sacrées, même chose. Je l’attendais, bien concentré, serrant mon grand couteau à égorger les Sainte-Conscience, quand soudain, un moment de distraction, et quelqu’un me passe devant et la saigne à ma place. J’étais furieux, vous imaginez. Mais comme je ne veux pas me vanter de ce que je n’ai pas fait, je suis bien obligé d’admettre avec honte que je n’ai pas été foutu capable de tuer Henri et Sainte-Conscience. C’est d’autant plus bête que comme je n’avais aucune raison de les tuer, ça aurait fait des meurtres magnifiques, juste comme ça, pour voir. Il n’y a que moi pour rater des occasions pareilles.

— Tu n’avais aucune raison de les tuer ?

— Mais non, bon Dieu ! J’ai beau chercher, je ne vois pas. Je n’avais pas vu Henri de la journée, et même s’il avait voulu s’occuper du Michel-Ange, ce qu’il n’a pas fait, il ne m’aurait jamais soupçonné. Quand nous avons discuté ensemble de ces vols le soir de la fête, il était très loin d’imaginer que je les avais commis moi-même. Henri n’était pas un aigle, en matière d’intuition. Quant à Sainte-Conscience, elle n’était pas en rébellion contre moi, et elle ne m’a jamais soupçonné d’avoir tué Henri. D’ailleurs, on avait convenu que notre trafic s’arrêterait sitôt que l’un ou l’autre en aurait assez. Et avec l’arrivée d’Henri, on avait décidé de se tenir tranquilles pour un bon moment, peut-être même d’arrêter notre combine définitivement, à présent qu’elle risquait de s’éventer. Vous voyez, les mobiles dans tout ça, il faudrait aller les chercher dans les nappes englouties de mon cerveau, et je vous avoue, monsieur Valence, que je n’en ai pas le courage.

— Tibère, je t’en supplie, explique-toi sérieusement.

Tibère leva la tête.

— C’est vous qui avez l’air sérieux, Valence. Sérieux et même un peu tourmenté.

— Tibère, bon sang ! Tu ne te rends pas compte que tout ça est capital ? Est-ce que tu peux me jurer que tu ne les as pas tués ? Est-ce que tu peux me le prouver ?

Tibère se leva et s’adossa au mur de sa cellule.

— Parce qu’il faut que je vous le prouve ? Vous n’êtes pas capable de me croire comme ça ? Vous n’êtes pas sûr, vous hésitez… Entre la conviction de Ruggieri et la mienne, vous hésitez, vous voudriez des faits. Bien sûr, des faits… c’est tellement plus simple. Eh bien non seulement je n’ai pas les moyens de vous le prouver, mais de toute façon je n’essaierai même pas. Débrouillez-vous avec votre conscience, votre intuition et votre sentiment, je ne vous aiderai pas. Et je ne veux plus en parler. Je vous avais prévenu que j’allais devenir très biblique.

— Bon, dit Valence en se levant aussi.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je vais rentrer. Je crois que maintenant, je vais réellement rentrer.

— Attendez.

— Quoi ?

— Il ne faut pas que tu rentres tout de suite. J’ai un truc à te demander.

— Un truc de quel genre ?

— Un truc d’un genre que tu ne vas pas apprécier mais que tu vas faire pour moi, Valence.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Asseyez-vous par ici, Valence. Éloignez-vous du geôlier.

Tibère hésita avant de parler.

— Voilà, dit-il. C’est moi qui suis tourmenté à présent. Vous savez qu’avec cette affaire de vols, rien qu’avec les vols, je n’espère pas m’en sortir avec moins de six ans. Six ans, Valence, six ans dans le noir à faire des ronds dans un carré. Alors maintenant que je me suis enchaîné tout seul, vous allez faire quelque chose pour moi, puisque vous, vous êtes encore dehors. Laura est passée ici hier. Il se passe quelque chose de grave.

— Elle n’est pas rentrée à Paris ?

— Pas encore, hélas. Depuis qu’elle a été mêlée de trop près à une enquête de police, le Doryphore, et sa bande surtout, n’ont plus confiance en elle. Ils craignent qu’elle ne parle, ou qu’elle ne serve d’indicateur en échange de sa tranquillité. Dans ce milieu, on n’hésite pas à se débarrasser des comparses qui sont tombés entre les mains des flics. Vous savez comment ça marche. Hier matin, elle avait un message au Garibaldi, quelque chose comme « T’approche plus des flics ou on te crève ». Je ne garantis pas les mots exacts, mais le sens général y est. Mais Laura, elle, s’acharne à me croire innocent des meurtres et elle ne lâche pas Ruggieri. Elle le harcèle. Elle est trop près des flics, Valence. Je l’ai suppliée de laisser tomber, de repartir pour Paris, mais elle a cette idée dans la tête. En plus, elle dit qu’elle n’a rien à craindre du Doryphore, qu’il va se calmer, qu’elle ne me laissera pas tomber comme ça. Elle a des appuis politiques en France, elle pense qu’elle peut m’aider.

— Et que veux-tu que je fasse ? Que je l’enferme ?

— Tu n’y arriveras pas. Ce que je veux, c’est que tu la surveilles.