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M’man s’esbigne jusqu’en sa cuisine.

Le Vieux se laisse quimper dans un fauteuil. Il a un drôle d’air, tout à coup, après son numéro de pion grincheux. L’air d’en avoir au moins deux, tu vois ? Il me frime à la dérobée, l’œil bleuâtre. Son regard est hypnotique car chacune de ses prunelles décrit des cercles concentriques, comme une pierre jetée dans l’eau calme.

— San-Antonio, finit-il par murmurer, si je vous disais que cette affaire me turlupine ?

Je secoue mes robustes épaules pour lui signifier tout ensemble ma contrition, mon fatalisme ainsi que mon gougnafiage ancestral.

Le Vénérable tapote les ailes de son nez délicat. Il a des gestes très Grand Siècle. Je me suis toujours demandé pourquoi il ne prisait pas, Pépère. Il a un pif fait pour les tabatières ouvragées.

— Non, ce n’est pas ce que vous croyez, ajoute-t-il après un temps mort réclamé par l’arbitre pour changement de pensée. Ce qui me préoccupe, mon petit, ce n’est pas tellement qu’on se soit gaussé de vous, mais l’incident en soi.

Pour lors, je dresse le bout de la bibite.

Qu’est-ce à dire ? Vieux daim, le Boss, mais avec du métier, des instincts stars. Là, Béru et lui se rejoignent par des voies opposées. L’un et l’autre savent ce boulot à l’extrême. Le Vieux le capte par ondes courtes, le Gros l’éprouve dans sa viande comme on ressent des rhumatismes.

— Laissez-moi m’expliquer, poursuit le Daron ; je trouve cette histoire peu claire. Écoutez, Antoine, en Italie, voler une bagnole est l’affaire de spécialistes qui n’ont pas besoin de concours extérieurs. D’autre part, on ne retrouve généralement plus les autos volées, du moins ne les retrouve-t-on pas « intactes ». Cette jolie fille qui n’arrivait pas à s’emparer d’une voiture que l’on récupère soigneusement garée dans un parking public, le lendemain, me trouble. Vous ne sentez pas que ça cloche, vous ?

J’acquiesce (d’épargne). Comment n’ai-je pas éprouvé ce sentiment bizarre qu’il y a autre chose derrière les choses ? Je me trouvais trop contre l’événement pour le concevoir dans son entier ? Tu crois, chérie ?

Je revois la fille, frénétique et gauche. Si belle mais si inexpérimentée. Des idées mafflues m’affluent.

— Vous pensez qu’elle n’a embarqué la voiture que pour y prendre quelque chose qui s’y trouvait ?

Il caresse sa belle calvitie, briquée à l’encaustique, voire à la cire d’abeille.

— On peut tout supposer…

Les effluves du caoua à Félicie viennent nous titiller les trous de nez.

— Vous devriez me parler franchement, monsieur le directeur.

Achille tressaille.

— Pardon ?

— Écoutez, je vous connais bien. Si vous vous êtes donné la peine de venir jusque chez moi, ce n’est pas pour me laver la tête et boire une tasse de café. Quelque chose vous tracasse, que vous hésitez à me dire…

Il a un beau sourire riche de trois dents en or. Les hommes comme lui aiment à être violés, parfois.

— C’est tellement ténu, fait le Vioque, tellement indéfinissable… Figurez-vous que j’ai été appelé au téléphone par un homme politique italien de tout premier plan. Ce dignitaire sollicitait confidentiellement des renseignements sur vous. Il voulait savoir si vous étiez un type vraiment blanc-bleu et si je me portais garant de vous. Donc, le propriétaire de l’auto, le professeur Corvonero, s’est demandé si, par votre canal il ne pourrait pas remonter à la fille, pensant que peut-être vous étiez son complice nonobstant votre qualité de flic. Pourquoi cette agitation puisque l’auto a été retrouvée ? C’est à la suite de cette intervention que j’ai pris sur moi d’appeler le bonhomme pour lui adresser des excuses et lui donner, ce faisant, tout apaisement à votre endroit.

Il reprend souffle.

Il peut.

Le doit après une phrase pareille que, merde, ça me ferait mal aux seins d’exprimer de la sorte, façon Proust sous-développé. Qu’à la fin du paragraphe tu te rappelles plus de quoi il retourne.

Je vois d’ici la trajectoire de ses déductions.

Le professeur dirige un labo, alors, formule secrète laissée dans la Daimler, comme on voit dans les bandes des six nez. Une gonzesse appartenant à une organisation secrète veut s’emparer de la formule. Elle cherchait seulement à délourder la guinde lorsque je suis survenu. Lui ayant mis la chignole en marche, et vu que le temps urgeait, elle s’est enfuie avec le total et, une fois hors d’atteinte, a récupéré ce qui l’intéressait. Je marne au canevas. Facile. Classique. Tout cuit. Film « B ». Que dis-je ? Petit « c ». L’action pépère, qui s’emboîte maison, sans vaseline.

— Pourquoi souriez-vous, San-Antonio ?

— Je souris à vos pensées, monsieur le directeur. En conclusion cette histoire idiote vous tracasse et vous désirez que je retourne à Rome pour essayer de retrouver la fille, puisque moi seul la connais ?

Il réprime un sourire.

Là-dessus, Félicie radine avec un plateau.

Le Déboisé lui dit, mutin :

— Votre grand polisson a besoin qu’on lui secoue les plumes de temps en temps, mais quand il veut s’en donner la peine, il mérite le Prix d’Excellence.

CHAPITRE III

— Qu’est-ce que tu veux offrir à un marxiste qui ne fume pas ? répète Colombine.

J’évoque ses justes paroles en regardant déferler une manif banderolée de rouge, avec faucilles, marteaux piqueurs, étoiles dorées, slogans vengeurs (mais écrit en italien ça n’émeut pas trop).

Les manifeurs égosillent comme quoi il leur faut du boulot et la liberté, avec, en prime, l’enculage à sec de leurs édiles par des ânes. Bon, bravo, j’ai rien contre. Va bien falloir que ça craque une bonne toute belle fois, à force de branler au manche, bordel ! Qu’on est là, tous, à se cramponner à des notions, lois, traditions, mes fesses ! Et chose, à la fin ! Tant qu’à plonger un jour, quand on n’y sera plus, plongeons tout de suite, qu’on voye à quoi ça peut ressembler le paradis sur terre ; goulag après goulasch, pas trop tôt. Tellement fascinant. Ils vont déclarer comme quoi l’Antonio fait dans l’anti-ceci-cela primaire. Toujours, ils ajoutent : « primaire ». Droite ou gauche, ils ne sont pas trop certains, mais « primaire », là, oui, unanimes. Tu peux y compter qu’il l’est, primaire, le gars Mézigue ! Et pas mécontent de l’être après tout. C’est quoi, primaire ? Dire clairement des évidences, non ? Les autres, les secondaires, ils trémoussent du style. Ils frisottent la langue, emberlifent les pensées, qu’on ait quelque mal à s’y retrouver. Moi, rien de tel : ça c’est noir, ça c’est con, ça je veux bien, ça je veux pas ! Un môme de trois piges me comprend de la tête aux pieds. On est tous dans ce cas, les primaires, ça nous permet de voir venir et de gagner du temps.