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Je fais couler mes petites capsules d’une main dans l’autre, comme des grains de riz, devant mon auditoire fou d’anxiété.

— Béru, il est temps que tu interviennes, décidé-je. Choisis l’une de ces trois personnes, et va discuter avec elle dans un autre local.

— La discussion jaillit d’la lumière, approuve-t-il.

Un bout de moment qu’il espérait mon feu vert !

Il passe le trio en revue et désigne le travelo.

— Je vais commencer avec Madame, décide-t-il.

* * *

Je remercie chaleureusement l’imprimeur qui a bien voulu déposer les astérisques ci-dessus, m’évitant, par ce simple signe typographique, la chienlit de devoir tartiner sur mon attente pendant que le Gros « discute » avec le Chinois ensorceleur. Imagine ce gain de temps, de lignes et de conneries ! Il eût fallu que je te parle de mes pensées, déductions, considérations intimes ; du comportement des autres, des cris qui me parviennent de la pièce où se développe « l’entretien », tout ça… Et voilà que d’un coup de médius magique, mon cher imprimeur m’épargne ce texte fastidieux, et te l’épargne à toi aussi, lecteur et trice d’amour, faisant ainsi d’une paire deux couillons. Ah ! l’amour. Tu sais pas ? On devrait lui faire un cadeau pour le remercier. T’entends, le lino ? Ecris-moi ton adresse on t’enverra une cravate, t’auras qu’à me dire la couleur.

Donc, mon pote de l’imprimerie Bussière (celle de l’élite, t’as remarqué ?) a placé avec une prodigieuse dextérité les astérisques précités, ce qui signifie qu’un laps de temps s’est écoulé. Et Béru revient, tenant en laisse la vamp safranée.

— Mademoiselle a pas voulu causer, fait-il, j’croye qu’on tirera rien de ces pieds-nickelés, mon loulou.

Tout en disant, il m’adresse un clin d’œil qui dément. Je comprends qu’il s’est engagé à ne pas révéler devant ses complices la trahison de leur copain.

— Faudrait qu’on susse quoi fiche d’eux, poursuit l’Éloquent ; de manière qu’on pusse larguer les amarres sans bavure.

Toujours sur la brèche, actif et mystérieux, il part en quête d’une solution, et ne tarde pas à revenir avec. Chambre froide où sont conservés certains produits pharmaceutiques. Température zéro degré, ce qui est supportable. Ces gredins auront la possibilité de se rafraîchir les idées en attendant la réouverture de la taule, demain. Je pique les papiers du travelo, l’argent du Chinois, les gélules des Ritals, et bye-bye tout le monde !

On se casse de l’entrepôt une fois nos gus installés dans la pièce frigorifique. Généreux comme tu me sais, je les recouvre de paille d’emballage pour leur permettre de lutter plus ou moins contre le froid. Cela dit, si on les retrouve raides tant mieux !

— Alors, tu as pu faire parler le gars ? m’enquéré-je avec l’avidité que tu devines.

— Quel gars ? s’étonne Béru. Tu veux parler de la jolie Chinoise ?

— Oui.

Il me file un coup de coude coquin dans le baquet. Sa grosse ombre roule sur le trottoir, comique.

— Elle s’est affalée cinq sur cinq, espère ! Faut dire qu’j’lu ai réservé une séance pas banale.

— C’est-à-dire ?

— T’auras r’marqué qu’ell’ m’bottait. Alors, j’m’ l’ai payée sans sucre ni vaseline. M’ dis pas qu’ t’as pas entendu sa clameur, à mam’zelle ! Ell’ jouait Les Hauts de Hurlement ! Dis, faut admettr’ que là où l’chibraque à Béru passe, la volonté trépasse. Pour qu’é comprenne bien où j’voulais en viendre, elle a eu droit au bilboquet fantasque, mon pote ! Direction Lune, si tu vois l’trajet ? J’ peux t’dire qu’ son n’hangar à thermomètre a compris sa douleur ! Tout en actionnant d’la rapière à Charlemagne, j’lu posais des questions. Ell’ répondait comme su’ du velours, la garce. Elle n’songeait plus à berlurer, j’te prille d’agréer ! Faut dire qu’le fion y fumait, mam’zelle ! J’me demande à quelle date ell’ pourra s’rasseoir ! Pour la prochaine moisson des ananas, probab’.

Il rit, orgueilleux de son paf surdimensionné comme d’un don rarissime, un présent de Dieu qui a toujours tenu les Bérurier en haute estime.

— Je ne voudrais pas jouer les rabat-joie, mais tu sais que la demoiselle en question s’appelle Gaston, en chinois ? C’est un gars, camarade ! Un monsieur de sexe masculin, quoi !

L’ombre rouleuse du Gros semble s’allonger dans le soleil déclinant comme le geste auguste du semeur.

— Tu me chambres ? balbutie Queue-d’âne.

— Parole… d’homme ! J’ai été bien placé pour le savoir. M’est avis que tu as agi avec trop de précipitation, l’ami ! Une pièce rare, faut toujours l’examiner pile et face avant de la cataloguer fleur de coin.

Le noble chibreur reprend pensivement sa marche.

Peu à peu, sa sagesse paysanne retrouve pleinement ses droits.

— Après tout, déclare le Magistral, ce qui compte, c’est pas les choses, mais l’idée qu’on s’en fait.

CHAPITRE XXVI

Il a noté l’adresse sur un bout de papelard qui a probablement servi à empaqueter des beignets. Ça se trouve en dehors de la ville, pas loin justement de la Rivière des Perlouzes, dans une propriété délabrée, de style colonial écroulé. Le genre de baraque vétuste que les promoteurs convoitent et qui les empêche de baiser leurs gerces d’une queue sereine (ou de serin), car ils imaginent du méchant buildinge vitre et béton à la place, et du bail commercial à faire pipi partout, les pauvres merlineurs du monde en mouvance.

Un idiot congénital d’une cinquantaine d’années, avec une tête hydrocéphale et des membres de pingouin prend l’ombre sous la véranda, dans une petite poussette d’enfant que t’achèterais un bon prix aux Puces pour en faire une jardinière dans ton garden. On lui dit bonsoir, mais il ne parle que crétin et se contente de nous flanquer un rire inhumain qui donne le cruel frisson d’espèce.

On pénètre dans la casa où ça renifle la morue frite et le lavement consommé. Un capharnaüm (et Pompéi) indescriptible, sache-le, si bien que je n’ai pas à te le décrire : à l’impossible nul détenu, comme on dit à la Santé.

Une dadame plus vioque que la maison se pointe en clopinant. Elle a les cheveux blancs, le dos à quarante-cinq degrés, et une cascade de gros boutons dégueulasses sur le pif.

— On vient pour les pigeons, de la part de M. Chi Pâ Olichi Hopô (c’est le blaze du directeur de la coop pharmaceutique).

Je tire de ma fouille une enveloppe de papier kraft contenant les mystérieuses gélules. Je brandis le contenu sous le nez à impériale de la dame.

Sans méfiance, elle nous désigne un escalier de bois qui fut ciré à l’époque où la maison exprimait un certain standing mais qui est devenu assez infâme, chacun des degrés étant surchargé des choses les plus insolites, insolentes et déphasées : bouquins dépenaillés, bouteilles vides, objets mutilés, hardes, etc.

Nous le gravissons en faisant du slalom.

Au premier étage il se rétrécit. On continue, guidés par le chahut en provenance des combles. Une porte baisse et c’est le vacarme que peuvent faire une cinquantaine de pigeons en cage. Certains poètes qualifieraient la chose de ramage, ces cons ; moi, terre à terre, j’appelle cela du boucan ; et je fais bien.

Open the door Richard ! J’attrape sans difficulté un roucouleur à gorge de cantatrice allemande pour mater ses pattounes. La droite est équipée d’un mignon petit appareil, de la taille d’un dé à coudre, mais drôlement sophistiqué. Le truc en question comporte un alvéole dans lequel on insère l’une des gélules. Dans sa partie supérieure figure un minuscule mécanisme à remontoir chargé d’actionner une pointe d’acier pas plus grosse qu’une épine de rose socialiste. Je détache l’engin et le glisse dans ma fouille. Après quoi j’enjoins au Gros de libérer tous les pigeons et de les évacuer par la lucarne du toit.