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Mila était un bébé fragile, irritable, qui pleurait sans cesse. Elle ne grossissait pas, refusait le sein de sa mère et les biberons que son père préparait. Penchée au-dessus du berceau, Myriam en avait oublié jusqu’à l’existence du monde extérieur. Ses ambitions se limitaient à faire prendre quelques grammes à cette fillette chétive et criarde. Les mois passaient sans qu’elle s’en rende compte. Paul et elle ne se séparaient jamais de Mila. Ils faisaient semblant de ne pas voir que leurs amis s’en agaçaient et disaient derrière leur dos qu’un bébé n’a pas sa place dans un bar ou sur la banquette d’un restaurant. Mais Myriam refusait absolument d’entendre parler d’une baby-sitter. Elle seule était capable de répondre aux besoins de sa fille.

Mila avait à peine un an et demi quand Myriam est tombée à nouveau enceinte. Elle a toujours prétendu que c’était un accident. « La pilule, ce n’est jamais du cent pour cent », disait-elle en riant devant ses amies. En réalité, elle avait prémédité cette grossesse. Adam a été une excuse pour ne pas quitter la douceur du foyer. Paul n’a émis aucune réserve. Il venait d’être engagé comme assistant son dans un studio renommé où il passait ses journées et ses nuits, otage des caprices des artistes et de leurs emplois du temps. Sa femme paraissait s’épanouir dans cette maternité animale. Cette vie de cocon, loin du monde et des autres, les protégeait de tout.

Et puis le temps a commencé à paraître long, la parfaite mécanique familiale s’est enrayée. Les parents de Paul, qui avaient pris l’habitude de les aider à la naissance de la petite, ont passé de plus en plus de temps dans leur maison de campagne, où ils avaient entrepris d’importants travaux. Un mois avant l’accouchement de Myriam, ils ont organisé un voyage de trois semaines en Asie et n’ont prévenu Paul qu’au dernier moment. Il s’en est offusqué, se plaignant à Myriam de l’égoïsme de ses parents, de leur légèreté. Mais Myriam était soulagée. Elle ne supportait pas d’avoir Sylvie dans les pattes. Elle écoutait en souriant les conseils de sa belle-mère, ravalait sa salive quand elle la voyait fouiller dans le frigidaire et critiquer les aliments qui s’y trouvaient. Sylvie achetait des salades issues de l’agriculture biologique. Elle préparait le repas de Mila mais laissait la cuisine dans un désordre immonde. Myriam et elle n’étaient jamais d’accord sur rien, et il régnait dans l’appartement un malaise compact, bouillonnant, qui menaçait à chaque seconde de virer au pugilat. « Laisse tes parents vivre. Ils ont raison d’en profiter maintenant qu’ils sont libres », avait fini par dire Myriam à Paul.

Elle ne mesurait pas l’ampleur de ce qui s’annonçait. Avec deux enfants tout est devenu plus compliqué : faire les courses, donner le bain, aller chez le médecin, faire le ménage. Les factures se sont accumulées. Myriam s’est assombrie. Elle s’est mise à détester les sorties au parc. Les journées d’hiver lui ont paru interminables. Les caprices de Mila l’insupportaient, les premiers babillements d’Adam lui étaient indifférents. Elle ressentait chaque jour un peu plus le besoin de marcher seule, et avait envie de hurler comme une folle dans la rue. « Ils me dévorent vivante », se disait-elle parfois.

Elle était jalouse de son mari. Le soir, elle l’attendait fébrilement derrière la porte. Elle passait une heure à se plaindre des cris des enfants, de la taille de l’appartement, de son absence de loisirs. Quand elle le laissait parler et qu’il racontait les séances d’enregistrement épiques d’un groupe de hip-hop, elle lui crachait : « Tu as de la chance. » Il répliquait : « Non, c’est toi qui as de la chance. Je voudrais tellement les voir grandir. » À ce jeu-là, il n’y avait jamais de gagnant.

La nuit, Paul dormait à côté d’elle du sommeil lourd de celui qui a travaillé toute la journée et qui mérite un bon repos. Elle se laissait ronger par l’aigreur et les regrets. Elle pensait aux efforts qu’elle avait faits pour finir ses études, malgré le manque d’argent et de soutien parental, à la joie qu’elle avait ressentie en étant reçue au barreau, à la première fois qu’elle avait porté la robe d’avocat et que Paul l’avait photographiée, devant la porte de leur immeuble, fière et souriante.

Pendant des mois, elle a fait semblant de supporter la situation. Même à Paul elle n’a pas su dire à quel point elle avait honte. À quel point elle se sentait mourir de n’avoir rien d’autre à raconter que les pitreries des enfants et les conversations entre des inconnus qu’elle épiait au supermarché. Elle s’est mise à refuser toutes les invitations à dîner, à ne plus répondre aux appels de ses amis. Elle se méfiait surtout des femmes, qui pouvaient se montrer si cruelles. Elle avait envie d’étrangler celles qui faisaient semblant de l’admirer ou, pire, de l’envier. Elle ne pouvait plus supporter de les écouter se plaindre de leur travail, de ne pas assez voir leurs enfants. Plus que tout, elle craignait les inconnus. Ceux qui demandaient innocemment ce qu’elle faisait comme métier et qui se détournaient à l’évocation d’une vie au foyer.

Un jour, en faisant ses courses au Monoprix du boulevard Saint-Denis, elle s’est aperçue qu’elle avait sans le vouloir subtilisé des chaussettes pour enfants, oubliées dans la poussette. Elle était à quelques mètres de chez elle et elle aurait pu retourner au magasin pour les rendre, mais elle y a renoncé. Elle ne l’a pas raconté à Paul. Cela n’avait aucun intérêt, et pourtant elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. Régulièrement après cet épisode, elle se rendait au Monoprix et cachait dans la poussette de son fils un shampooing, une crème ou un rouge à lèvres qu’elle ne mettrait jamais. Elle savait très bien que, si on l’arrêtait, il lui suffirait de jouer le rôle de la mère débordée et qu’on croirait sans doute à sa bonne foi. Ces vols ridicules la mettaient en transe. Elle riait toute seule dans la rue, avec l’impression de se jouer du monde entier.

Quand elle a rencontré Pascal par hasard, elle a vu cela comme un signe. Son ancien camarade de la faculté de droit ne l’a pas tout de suite reconnue : elle portait un pantalon trop large, des bottes usées et avait attaché en chignon ses cheveux sales. Elle était debout, face au manège dont Mila refusait de descendre. « C’est le dernier tour », répétait-elle chaque fois que sa fille, agrippée à son cheval, passait devant elle et lui faisait signe. Elle a levé les yeux : Pascal lui souriait, les bras écartés pour signifier sa joie et sa surprise. Elle lui a rendu son sourire, les mains cramponnées à la poussette. Pascal n’avait pas beaucoup de temps, mais par chance son rendez-vous était à deux pas de chez Myriam. « Je devais rentrer de toute façon. On marche ensemble ? » lui a-t-elle proposé.

Myriam s’est jetée sur Mila, qui a poussé des cris stridents. Elle refusait d’avancer et Myriam s’entêtait à sourire, à faire semblant de maîtriser la situation. Elle n’arrêtait pas de penser au vieux pull qu’elle portait sous son manteau et dont Pascal avait dû apercevoir le col élimé. Frénétiquement, elle passait sa main sur ses tempes, comme si cela pouvait suffire à remettre de l’ordre dans ses cheveux secs et emmêlés. Pascal avait l’air de ne se rendre compte de rien. Il lui a parlé du cabinet qu’il avait monté avec deux copains de promotion, des difficultés et des joies de se mettre à son compte. Elle buvait ses paroles. Mila n’arrêtait pas de l’interrompre et Myriam aurait tout donné pour la faire taire. Sans lâcher Pascal des yeux, elle a fouillé dans ses poches, dans son sac, pour trouver une sucette, un bonbon, n’importe quoi pour acheter le silence de sa fille.