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Pascal a à peine regardé les enfants. Il ne lui a pas demandé leurs prénoms. Même Adam, endormi dans sa poussette, le visage paisible et adorable, n’a pas semblé l’attendrir ni l’émouvoir.

« C’est ici. » Pascal l’a embrassée sur la joue. Il a dit : « J’ai été très heureux de te revoir » et il est entré dans un immeuble dont la lourde porte bleue, en claquant, a fait sursauter Myriam. Elle s’est mise à prier en silence. Là, dans la rue, elle était si désespérée qu’elle aurait pu s’asseoir par terre et pleurer. Elle aurait voulu s’accrocher à la jambe de Pascal, le supplier de l’emmener, de lui laisser sa chance. En rentrant chez elle, elle était totalement abattue. Elle a regardé Mila, qui jouait tranquillement. Elle a donné le bain au bébé et elle s’est dit que ce bonheur-là, ce bonheur simple, muet, carcéral, ne suffisait pas à la consoler. Pascal sans doute avait dû se moquer d’elle. Il avait peut-être même appelé d’anciens copains de fac pour leur raconter la vie pathétique de Myriam qui « ne ressemble plus à rien » et qui « n’a pas eu la carrière qu’on pensait ».

Toute la nuit, des conversations imaginaires lui ont rongé l’esprit. Le lendemain, elle venait à peine de sortir de sa douche quand elle a entendu le signal d’un texto. « Je ne sais pas si tu envisages de reprendre le droit. Si ça t’intéresse, on peut en discuter. » Myriam a failli hurler de joie. Elle s’est mise à sauter dans l’appartement et a embrassé Mila qui disait : « Qu’est-ce qu’il y a, maman ? Pourquoi tu ris ? » Plus tard, Myriam s’est demandé si Pascal avait perçu son désespoir ou si, tout simplement, il avait considéré que c’était une aubaine de tomber sur Myriam Charfa, l’étudiante la plus sérieuse qu’il ait jamais rencontrée. Peut-être a-t-il pensé qu’il était béni entre tous de pouvoir embaucher une femme comme elle, de la remettre sur le chemin des prétoires.

Myriam en a parlé à Paul et elle a été déçue de sa réaction. Il a haussé les épaules. « Mais je ne savais pas que tu avais envie de travailler. » Ça l’a mise terriblement en colère, plus qu’elle n’aurait dû. La conversation s’est vite envenimée. Elle l’a traité d’égoïste, il a qualifié son comportement d’inconséquent. « Tu vas travailler, je veux bien mais comment on fait pour les enfants ? » Il ricanait, tournant d’un coup en ridicule ses ambitions à elle, lui donnant encore plus l’impression qu’elle était bel et bien enfermée dans cet appartement.

Une fois calmés, ils ont patiemment étudié les options. On était fin janvier : ce n’était même pas la peine d’espérer trouver une place dans une crèche ou une halte-garderie. Ils ne connaissaient personne à la mairie. Et si elle se remettait à travailler, ils seraient dans la tranche de salaire la plus vicieuse : trop riches pour accéder en urgence à une aide et trop pauvres pour que l’embauche d’une nounou ne représente pas un sacrifice. C’est finalement la solution qu’ils ont choisie, après que Paul a affirmé : « En comptant les heures supplémentaires, la nounou et toi vous gagnerez à peu près la même chose. Mais enfin, si tu penses que ça peut t’épanouir… » Elle a gardé de cet échange un goût amer. Elle en a voulu à Paul.

Elle a souhaité faire les choses bien. Pour se rassurer, elle s’est rendue dans une agence qui venait d’ouvrir dans le quartier. Un petit bureau, décoré simplement, et que tenaient deux jeunes femmes d’une trentaine d’années. La devanture, peinte en bleu layette, était ornée d’étoiles et de petits dromadaires dorés. Myriam a sonné. À travers la vitre, la patronne l’a toisée. Elle s’est levée lentement et a passé la tête dans l’entrebâillement de la porte.

« Oui ?

— Bonjour.

— Vous venez pour vous inscrire ? Il nous faut un dossier complet. Un curriculum vitae et des références signées par vos anciens employeurs.

— Non, pas du tout. Je viens pour mes enfants. Je cherche une nounou. »

Le visage de la fille s’est complètement transformé. Elle a paru contente de recevoir une cliente, et d’autant plus gênée de sa méprise. Mais comment aurait-elle pu croire que cette femme fatiguée, aux cheveux drus et frisés, était la mère de la jolie petite fille qui pleurnichait sur le trottoir ?

La gérante a ouvert un grand catalogue au-dessus duquel Myriam s’est penchée. « Asseyez-vous », lui a-t-elle proposé. Des dizaines de photographies de femmes, pour la plupart africaines ou philippines, défilaient devant les yeux de Myriam. Mila s’en amusait. Elle disait : « Elle est moche celle-là, non ? » Sa mère la houspillait et le cœur lourd elle revenait vers ces portraits flous ou mal cadrés, où pas une femme ne souriait.

La gérante la dégoûtait. Son hypocrisie, son visage rond et rougeaud, son écharpe élimée autour du cou. Son racisme, évident tout à l’heure. Tout lui donnait envie de fuir. Myriam lui a serré la main. Elle a promis qu’elle en parlerait à son mari et elle n’est jamais revenue. À la place, elle est allée accrocher elle-même une petite annonce dans les boutiques du quartier. Sur les conseils d’une amie, elle a inondé les sites Internet d’annonces stipulant URGENT. Au bout d’une semaine, ils avaient reçu six appels.

Cette nounou, elle l’attend comme le Sauveur, même si elle est terrorisée à l’idée de laisser ses enfants. Elle sait tout d’eux et voudrait garder ce savoir secret. Elle connaît leurs goûts, leurs manies. Elle devine immédiatement quand l’un d’eux est malade ou triste. Elle ne les a pas quittés des yeux, persuadée que personne ne pourrait les protéger aussi bien qu’elle.

Depuis qu’ils sont nés, elle a peur de tout. Surtout, elle a peur qu’ils meurent. Elle n’en parle jamais, ni à ses amis ni à Paul, mais elle est sûre que tous ont eu ces mêmes pensées. Elle est certaine que, comme elle, il leur est arrivé de regarder leur enfant dormir en se demandant ce que cela leur ferait si ce corps-là était un cadavre, si ces yeux fermés l’étaient pour toujours. Elle n’y peut rien. Des scénarios atroces s’échafaudent en elle, qu’elle balaie en secouant la tête, en récitant des prières, en touchant du bois et la main de Fatma qu’elle a héritée de sa mère. Elle conjure le sort, la maladie, les accidents, les appétits pervers des prédateurs. Elle rêve, la nuit, de leur disparition soudaine, au milieu d’une foule indifférente. Elle crie « Où sont mes enfants ? » et les gens rient. Ils pensent qu’elle est folle.

« Elle est en retard. Ça commence mal. » Paul s’impatiente. Il se dirige vers la porte d’entrée et regarde à travers le judas. Il est 14 h 15 et la première candidate, une Philippine, n’est toujours pas arrivée.

À 14 h 20, Gigi tape mollement à la porte. Myriam va lui ouvrir. Elle remarque tout de suite que la femme a de tout petits pieds. Malgré le froid, elle porte des tennis en tissu et des chaussettes blanches à volants. À près de cinquante ans, elle a des pieds d’enfant. Elle est assez élégante, les cheveux retenus en une natte qui lui tombe au milieu du dos. Paul lui fait sèchement remarquer son retard et Gigi baisse la tête en marmonnant des excuses. Elle s’exprime très mal en français. Paul se lance sans conviction dans un entretien en anglais. Gigi parle de son expérience. De ses enfants qu’elle a laissés au pays, du plus jeune qu’elle n’a pas vu depuis dix ans. Il ne l’embauchera pas. Il pose quelques questions pour la forme et à 14 h 30, il la raccompagne. « Nous vous rappellerons. Thank you. »

Suit Grace, une Ivoirienne souriante et sans papiers. Caroline, une blonde obèse aux cheveux sales, qui passe l’entretien à se plaindre de son mal de dos et de ses problèmes de circulation veineuse. Malika, une Marocaine d’un certain âge, qui a insisté sur ses vingt ans de métier et son amour des enfants. Myriam a été très claire. Elle ne veut pas engager une Maghrébine pour garder les petits. « Ce serait bien, essaie de la convaincre Paul. Elle leur parlerait en arabe puisque toi tu ne veux pas le faire. » Mais Myriam s’y refuse absolument. Elle craint que ne s’installe une complicité tacite, une familiarité entre elles deux. Que l’autre se mette à lui faire des remarques en arabe. À lui raconter sa vie et, bientôt, à lui demander mille choses au nom de leur langue et de leur religion communes. Elle s’est toujours méfiée de ce qu’elle appelle la solidarité d’immigrés.