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Tous les jours, ou presque, Myriam reçoit une notification de la part de son amie Emma. Elle poste sur les réseaux sociaux des portraits au ton sépia de ses deux enfants blonds. Des enfants parfaits qui jouent dans un parc et qu’elle a inscrits dans une école qui épanouira les dons que, déjà, elle devine en eux. Elle leur a donné des prénoms imprononçables, issus de la mythologie nordique et dont elle aime à expliquer la signification. Emma est belle, elle aussi, sur ces photographies. Son mari, lui, n’apparaît jamais, éternellement voué à prendre en photo une famille idéale à laquelle il n’appartient que comme spectateur. Il fait pourtant des efforts pour entrer dans le cadre. Lui, qui porte la barbe, des pulls en laine naturelle, lui qui met pour travailler des pantalons serrés et inconfortables.

Myriam n’oserait jamais confier à Emma cette pensée fugace qui la traverse, cette idée qui n’est pas cruelle mais honteuse, et qu’elle a en observant Louise et ses enfants. Nous ne serons heureux, se dit-elle alors, que lorsque nous n’aurons plus besoin les uns des autres. Quand nous pourrons vivre une vie à nous, une vie qui nous appartienne, qui ne regarde pas les autres. Quand nous serons libres.

Myriam se dirige vers la porte et regarde à travers le judas. Toutes les cinq minutes, elle répète : « Ils sont en retard. » Elle rend Mila nerveuse. Assise sur le bord du canapé, dans son affreuse robe en taffetas, Mila a les larmes aux yeux. « Tu crois qu’ils ne viendront pas ?

— Mais bien sûr qu’ils viendront, répond Louise. Laissez-leur le temps d’arriver. »

Les préparatifs pour l’anniversaire de Mila ont pris des proportions qui dépassent Myriam. Depuis deux semaines, Louise ne parle que de ça. Le soir, quand Myriam rentre épuisée du travail, Louise lui montre les guirlandes qu’elle a confectionnées elle-même. Elle lui décrit avec une voix hystérique cette robe en taffetas qu’elle a trouvée dans une boutique et qui, elle en est certaine, rendra Mila folle de joie. Plusieurs fois, Myriam a dû se retenir de la rabrouer. Elle est fatiguée de ces préoccupations ridicules. Mila est si petite ! Elle ne voit pas l’intérêt de se mettre dans des états pareils. Mais Louise la fixe, de ses petits yeux écarquillés. Elle prend à témoin Mila qui exulte de bonheur. C’est tout ce qui compte, le plaisir de cette princesse, la féerie de l’anniversaire à venir. Myriam ravale ses sarcasmes. Elle se sent un peu prise en faute et finit par promettre qu’elle fera de son mieux pour assister à l’anniversaire.

Louise a décidé d’organiser la fête un mercredi après-midi. Elle voulait être sûre que les enfants seraient à Paris et que tout le monde répondrait présent. Myriam s’est rendue au travail le matin et elle a juré d’être de retour après le déjeuner.

Quand elle est rentrée chez elle, en début d’après-midi, elle a failli pousser un cri. Elle ne reconnaissait plus son propre appartement. Le salon était littéralement transformé, dégoulinant de paillettes, de ballons, de guirlandes en papier. Mais surtout, le canapé avait été enlevé pour permettre aux enfants de jouer. Et même la table en chêne, si lourde qu’ils ne l’avaient jamais changée de place depuis leur arrivée, avait été déplacée de l’autre côté de la pièce.

« Mais qui a bougé ces meubles ? C’est Paul qui vous a aidée ?

— Non, répond Louise. J’ai fait cela toute seule. »

Myriam, incrédule, a envie de rire. C’est une blague, pense-t-elle, en observant les bras menus de la nounou, aussi fins que des allumettes. Puis elle se souvient qu’elle a déjà remarqué l’étonnante force de Louise. Une ou deux fois, elle a été impressionnée par la façon dont elle se saisissait de paquets lourds et encombrants, tout en tenant Adam dans ses bras. Derrière ce physique fragile, étroit, Louise cache une vigueur de colosse.

Toute la matinée, Louise a gonflé des ballons auxquels elle a donné des formes d’animaux et elle les a collés partout, du hall jusque sur les tiroirs de la cuisine. Elle a fait elle-même le gâteau d’anniversaire, une énorme charlotte aux fruits rouges surmontée de décorations.

Myriam regrette d’avoir pris son après-midi. Elle aurait été si bien, dans le calme de son bureau. L’anniversaire de sa fille l’angoisse. Elle a peur d’assister au spectacle des enfants qui s’ennuient et qui s’impatientent. Elle ne veut pas avoir à raisonner ceux qui se disputent ni à consoler ceux dont les parents sont en retard pour venir les chercher. Des souvenirs glaçants de sa propre enfance lui reviennent en mémoire. Elle se revoit assise sur un épais tapis en laine blanc, isolée du groupe de petites filles qui jouaient à la dînette. Elle avait laissé fondre un morceau de chocolat entre les fils de laine puis elle avait essayé de dissimuler son méfait, ce qui n’avait fait qu’empirer les choses. La mère de son hôte l’avait grondée devant tout le monde.

Myriam se cache dans sa chambre, dont elle ferme la porte, et elle fait semblant d’être absorbée par la lecture de ses mails. Elle sait que, comme toujours, elle peut compter sur Louise. La sonnette se met à retentir. Le salon enfle de bruits enfantins. Louise a mis de la musique. Myriam sort discrètement de la chambre et elle observe les petits, agglutinés autour de la nounou. Ils tournent autour d’elle, totalement captivés. Elle a préparé des chansons et des tours de magie. Elle se déguise sous leurs yeux stupéfaits et les enfants, qui ne sont pourtant pas faciles à berner, savent qu’elle est des leurs. Elle est là, vibrante, joyeuse, taquine. Elle entonne des chansons, fait des bruits d’animaux. Elle prend même Mila et un camarade sur le dos devant des gamins qui rient aux larmes et la supplient de participer, eux aussi, au rodéo.

Myriam admire chez Louise cette capacité à jouer vraiment. Elle joue, animée de cette toute-puissance que seuls les enfants possèdent. Un soir, en rentrant chez elle, Myriam trouve Louise couchée par terre, le visage peinturluré. Sur les joues et le front, de larges traits noirs lui font un masque de guerrière. Elle s’est fabriqué une coiffe indienne en papier crépon. Au milieu du salon, elle a construit un tipi tordu avec un drap, un balai et une chaise. Debout dans l’entrebâillement de la porte, Myriam est troublée. Elle observe Louise qui se tord, qui pousse des cris sauvages et elle en est affreusement gênée. La nounou a l’air soûle. C’est la première pensée qui lui vient. En l’apercevant, Louise se lève, les joues rouges, la démarche titubante. « J’ai des fourmis dans les jambes », s’excuse-t-elle. Adam s’est accroché à son mollet et Louise rit, d’un rire qui appartient encore au pays imaginaire dans lequel ils ont ancré leur jeu.

Peut-être, se rassure Myriam, que Louise est une enfant elle aussi. Elle prend très au sérieux les jeux qu’elle lance avec Mila. Elles s’amusent par exemple au policier et au voleur, et Louise se laisse enfermer derrière des barreaux imaginaires. Parfois, c’est elle qui représente l’ordre et qui court après Mila. À chaque fois, elle invente une géographie précise que Mila doit mémoriser. Elle confectionne des costumes, élabore un scénario plein de rebondissements. Elle prépare le décor avec un soin minutieux. L’enfant parfois se lasse. « Allez, on commence ! » supplie-t-elle.

Myriam ne le sait pas mais ce que Louise préfère, c’est jouer à cache-cache. Sauf que personne ne compte et qu’il n’y a pas de règles. Le jeu repose d’abord sur l’effet de surprise. Sans prévenir, Louise disparaît. Elle se blottit dans un coin et laisse les enfants la chercher. Elle choisit souvent des endroits où, cachée, elle peut continuer à les observer. Elle se glisse sous le lit ou derrière une porte et elle ne bouge pas. Elle retient sa respiration.