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Membre actif du parti radical-socialiste de l’arrondissement de Brive, Louis Chirac a été de tous les combats politiques de l’entre-deux-guerres et un ardent défenseur du Cartel des gauches, dans les années vingt, comme du Front populaire, qu’il eut le bonheur, peu avant sa mort, de voir triompher aux élections du printemps 1936. À cette date, déjà président de l’Université populaire, vice-président de l’association des Écoles laïques et secrétaire de la section locale des pupilles de la Nation, il prend part au congrès de l’Union française pour le suffrage des femmes, qui se tient à Brive cette année-là. Une photographie parue dans les journaux montre Louis Chirac au milieu d’un groupe de féministes, sous une banderole proclamant : « Les Françaises veulent voter ! »

Mon grand-père était d’autant plus fier du Front populaire que deux Corréziens siégeaient dans le gouvernement de Léon Blum : Suzanne Lacorre, sous-secrétaire d’État à la Protection de l’enfance, et Charles Spinasse, ministre de l’Économie nationale. Toujours maire d’Égletons et resté, avec Henri Queuille, ancien président du Conseil de la IVe République, qu’on surnommait « le petit père Queuille », l’un des personnages incontournables de la vie politique locale, quand je commençai, trente ans plus tard, à faire campagne dans la circonscription d’Ussel, Charles Spinasse a souvent évoqué devant moi ses souvenirs du Front populaire. C’est à lui que je dois d’avoir mieux compris la noble aventure de ces hommes emportés par un espoir fou de transformer la société, de la rendre plus juste et plus équitable. Grâce à eux, un grand vent salubre traversait alors les esprits. Et j’étais heureux et fier d’entendre Charles Spinasse me parler du rôle que mon grand-père avait joué à ses côtés lors des rassemblements antifascistes qui se tenaient à Brive, durant l’été 1936, pour soutenir les républicains espagnols dans l’effroyable guerre civile qui les opposait aux troupes de Franco.

Sans être politiquement aussi engagé, mon grand-père maternel, Jean Valette, bien qu’ancien élève des jésuites, était empreint, tout comme son épouse, de la même fibre républicaine, attaché aux mêmes principes d’un radicalisme rigoureux, laïc et progressiste. Cet esprit humaniste, que chacun de mes aïeux a ainsi défendu et incarné à sa manière, fait partie intégrante d’un héritage familial dans lequel je me suis toujours reconnu. Ce n’est pas par hasard que je suis devenu à mon tour un combattant de la laïcité, convaincu qu’une société se doit d’accorder la plus grande liberté de conscience et de convictions à tous ses membres et qu’il n’est pas acceptable de vouloir imposer à quiconque une direction religieuse. Ce qui, pour ma part, ne m’a jamais empêché d’être croyant, ni de m’intéresser de près aux questions spirituelles et à l’histoire de toutes les religions…

C’est ma mère, restée une catholique fervente et pratiquante, qui assurera mon éducation chrétienne. Ainsi ai-je servi comme enfant de chœur à l’église Saint-Philippe-du-Roule avant d’effectuer un bref passage chez les scouts, où l’on me surnomma, je ne sais pourquoi, « Bison égocentrique ». Soucieuse de me transmettre sa propre foi, ma mère s’est employée autant qu’elle l’a pu à me préserver de l’anticléricalisme déclaré d’une grande partie de mes ancêtres corréziens.

Si je me suis toujours senti profondément enraciné dans cette terre de Corrèze, d’où les miens sont issus depuis plusieurs générations, j’ai été pourtant le premier à ne pas voir le jour du côté de Noailhac ou de Sainte-Féréole, de Beaulieu ou de Queyssac-les-Vignes, aux alentours de Brive. Pour l’état civil, et comme nombre d’Auvergnats ou de Limousins dont les ascendants sont venus chercher fortune dans la capitale, je suis né à Paris, le 29 novembre 1932, à la clinique Geoffroy-Saint-Hilaire, dans le Ve arrondissement.

Mon père s’y est installé une dizaine d’années auparavant, après avoir quitté la Corrèze pour faire carrière dans la banque. Il dirige à cette date l’agence de la Banque nationale pour le Commerce et l’Industrie, avenue de la Grande-Armée. Un poste envié, qui lui permet de nouer des relations étroites avec les milieux aéronautiques. C’est ainsi qu’il fera la connaissance de deux hommes appelés à jouer un rôle décisif dans la suite de son parcours professionnel : Henry Potez et Marcel Bloch, futur Marcel Dassault.

Comme la plupart des hommes de sa génération, mon père avait été très marqué, tant moralement que physiquement, par son expérience de la Grande Guerre. Mobilisé en 1917, à l’âge de dix-neuf ans, Abel François Marie Chirac, qui choisira plus tard de se faire appeler par son second prénom, François, est blessé à la poitrine par un éclat d’obus, devant Montdidier, en mai 1918 et laissé pour mort sur le terrain. Il met trois mois à récupérer, avant de retourner sur le front en août 1918. Au lendemain de l’armistice, il se porte volontaire pour aller se battre en Pologne contre l’Armée rouge. Ce qui lui vaut d’être cité à l’ordre du 1er régiment des chars polonais, pour son courage et son dévouement.

Mon père reviendra en France, en juin 1920, épuisé par le véritable calvaire qu’il avait enduré à la frontière russe, dans les marais du Pripet, lesquels n’étaient pas, comme on l’imagine, des lieux très hospitaliers. Il acceptait de me raconter ses années de guerre, quand je l’interrogeais. Mais sans s’y attarder et en s’efforçant de ne pas trop trahir ses sentiments. Mon père était toujours d’une grande pudeur pour tout ce qui le concernait. Il lui était difficile de se livrer et il répugnait manifestement à revenir sur un passé qui l’avait meurtri sur tous les plans. Sans doute pour me permettre de mieux ressentir ce qu’il avait vécu sur le front, il me fit lire, très jeune, Les Croix de bois de Roland Dorgelès. Ce roman a été l’une de mes premières émotions littéraires.

Mon père avait une grande autorité naturelle. C’était un homme sûr de lui, exigeant, froid et déterminé. Joueur de rugby, sa haute taille lui conférait un avantage incontestable. Je l’aimais beaucoup, mais nos rapports étaient avant tout placés sous le signe de la hiérarchie père-fils, celui-ci étant fait pour obéir à celui-là. À l’époque, ce type de relation allait de soi et ne se discutait pas. Même s’il m’est arrivé de m’affranchir de la règle familiale, sans doute conforté par le fait d’avoir toujours été extrêmement gâté par ma mère.

Mes parents s’étaient mariés à Noailhac en février 1921 et leur vie de jeune couple avait été aussitôt endeuillée par un drame qui les avait traumatisés l’un et l’autre : la perte de leur premier enfant, une petite fille, Jacqueline, emportée par une broncho-pneumonie deux ans à peine après sa naissance. Ce drame explique probablement pourquoi ils ont attendu près d’une dizaine d’années avant d’avoir un deuxième enfant.

Ma mère, née Marie-Louise Valette, était une femme de caractère, douée d’un sens aigu de la repartie et d’un franc-parler qui pouvait déconcerter. Énergique, tenace et chaleureuse, elle savait se montrer attentive aux autres et d’une très grande bonté. Maîtresse de maison hors pair, réputée pour ses talents de cuisinière, sa principale préoccupation était de prendre soin de mon père et de moi, son fils unique qu’elle couvrait d’attentions et protégeait à l’extrême. À mon retour de l’école, quand j’étais enfant, elle allait jusqu’à préparer ma sucette en enlevant le papier pour m’éviter toute fatigue inutile ! Elle me passait tous mes caprices, s’empressait de satisfaire le moindre de mes désirs. « Il me mange tous mes chapeaux ! » se plaignait-elle parfois, tant elle ne reculait devant aucun sacrifice pour me faire plaisir et s’assurer que je ne manquais de rien. C’est ainsi qu’on finit par prendre de mauvaises habitudes…