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J’adorais ma mère autant qu’elle m’adorait. Si mon enfance a baigné dans une atmosphère d’autorité certaine, elle fut aussi l’une des plus heureuses et des plus comblées qui soient, malgré la menace d’une guerre dont je n’avais encore, par la force des choses, qu’une conscience très évasive.

Trois ans après ma naissance, mon père a pris la direction, en septembre 1935, de la succursale de la BNCI à Clermont-Ferrand, dont il s’occupera jusqu’à notre retour à Paris en novembre 1937. Je me souviens de promenades en famille sur la place de Jaude et des fins de semaine que nous passions dans le village de Vertolaye, traversé par une rivière, la Dore, où je faisais semblant de pêcher la truite. J’avais quatre ans et une « petite amie », prénommée Bernadette, que j’embrassais tout le temps, paraît-il, et qui n’arrêtait pas de me dire : « Jacques, tu m’uses, tu m’uses ! »

L’été, je passe une grande partie de mes vacances à Sainte-Féréole, sur la terre de mes ancêtres, vite devenue pour moi un symbole de liberté et de vagabondage. J’aime vivre en pleine campagne. Mes grands-parents maternels habitent en face d’une ferme où j’aide à traire et à soigner les vaches. On les utilisait alors comme animaux de trait et on les ferrait. Il y a aussi, à proximité, un forgeron et un charron chez qui je connaîtrai des moments de pur bonheur.

Avec un de mes camarades, Léon Bordes, je vais pêcher les écrevisses à la lampe à carbone. Les garçons du village m’ont vite adopté. L’après-midi, nous nous retrouvons autour du baby-foot dont l’arrivée au café de Sainte-Féréole a été pour eux un véritable événement. Un autre de nos jeux favoris est de préparer des bombes à châtaignes pour les lancer sur le passage des filles.

Dès cet instant, je me suis senti physiquement, instinctivement plus corrézien que parisien, attaché aux êtres que je côtoie à Sainte-Féréole par des liens qui s’exprimaient d’une façon plus authentique. Je me souviens du maire d’une petite commune de Corrèze, Combressol, dont j’ai fait la connaissance quelques années plus tard. Ce maire s’appelait Fernand Rougerie. Chaque fois qu’il me voyait, il me passait la main dans les cheveux, que j’avais plus épais qu’aujourd’hui, et s’amusait à me décoiffer. C’était sa manière à lui de me manifester son amitié.

En juin 1940, tandis qu’une débâcle militaire sans précédent dans notre histoire nationale plonge la France, en quelques jours, dans le chaos et la pénurie, c’est à Sainte-Féréole que ma mère et moi trouvons refuge, après avoir quitté précipitamment Paris sur les conseils insistants de Marcel Bloch. Un vieil ami de ma famille, Georges Basset, vient nous chercher en hâte à Parmain, près de L’Isle-Adam, où mes parents louent une maison de campagne pour le week-end. Nous entassons quelques bagages dans sa Renault Vivaquatre et partons vers le sud, comme tous ceux qui, par milliers, fuient la capitale au milieu d’un désordre inextricable. Sur le pont de Parmain, notre voiture est bloquée par un premier embouteillage. C’est alors que j’assiste à une scène demeurée pour moi inoubliable.

Georges Basset, ancien combattant de la Grande Guerre, qui a le patriotisme chevillé au corps, avise un officier en train de marcher sur le bord de la route : « Mon capitaine, que se passe-t-il ? Qu’est-ce que vous faites ? — Je m’en vais, je file. Les Allemands sont à cinquante kilomètres. — Mais enfin, vous ne vous battez pas ? » s’étonne Georges Basset. J’entends encore la réponse de l’officier : « Vous vous rendez compte, monsieur, ils nous tirent dessus ! » Tel était malheureusement l’état d’esprit d’une partie de mes compatriotes à cette époque.

Au moment de l’exode, mon père se trouve au Canada, où il négocie une affaire pour Henry Potez, qui l’a recruté en 1937 comme directeur général de son entreprise. Henry Potez et son ami Marcel Bloch avaient révolutionné l’industrie aéronautique en mettant au point l’hélice « Éclair » durant la guerre de 14. Devenus les patrons du groupe français le plus florissant dans ce secteur, ils entretiennent avec mon père, chargé de gérer leur compte au sein de la BNCI, des relations professionnelles d’une grande proximité. En 1936, Henry Potez et Marcel Bloch avaient su tirer parti des nationalisations industrielles opérées par le Front populaire, en obtenant du gouvernement de confortables indemnités. Coup de génie dont mon père, qui avait l’habitude de les conseiller, fut peut-être l’inspirateur judicieux. Toujours est-il qu’il se voit confier, l’année suivante, la direction de la société Henry Potez qui continuera, jusqu’à la guerre, à s’occuper de la production de nouveaux prototypes pour répondre aux besoins des états-majors. C’est ainsi que, durant mon enfance, j’ai toujours entendu parler d’aviation et secrètement rêvé d’y faire carrière à mon tour.

Si j’ai bien connu Henry Potez, pour l’avoir beaucoup côtoyé, ainsi que sa femme et ses trois enfants, pendant les cinq années de guerre au Rayol, près de Toulon, où nos deux familles s’étaient établies à une courte distance l’une de l’autre, ce sont des liens d’un autre ordre qui ont commencé de se nouer entre Marcel Bloch et moi à partir de cette époque.

Je l’ai rencontré pour la première fois à une terrasse de café à Vichy, un jour de l’été 1940, alors que nous descendions vers la Côte d’Azur pour nous y installer en attendant de pouvoir regagner Paris. J’avais huit ans et me passionnais aussi pour les voitures, comme beaucoup de garçons de mon âge. Celle de Marcel Bloch me paraissait inouïe. Il affirmait qu’il n’en existait en France que quelques modèles. Son automobile me fascinait à tel point que ma mère finit par lui avouer, en riant, que j’étais incollable sur ce sujet.

Il se penche alors vers moi :

— Si tu me dis la marque de la mienne, nous allons tout de suite chez le marchand de jouets en face et je t’achète ce que tu veux.

Je réponds sans hésitation :

— C’est une Graham Paige.

Sidéré, Marcel Bloch se lève aussitôt et m’entraîne dans la boutique voisine où il m’offre ce que je souhaitais : un train électrique… Plus tard, Marcel Dassault m’a souvent rappelé la surprise que ma réponse lui avait causée. Après la guerre, nous nous sommes un peu perdus de vue et c’est au cabinet de Georges Pompidou, où je m’occupais notamment des questions aéronautiques, que nous avons repris contact et sommes redevenus proches jusqu’à sa mort, en 1986. J’y reviendrai.

Au Rayol, où Henry Potez a décidé de transférer le siège de sa société, après avoir fermé ses usines de Méaulte à l’arrivée des Allemands, nous habitons une charmante villa, La Farandole, proche de son domaine où mon père et lui continuent de travailler. En réalité, tous deux n’ont plus grand-chose à faire, en dehors de jouer au bridge et de commenter l’actualité. Un jour où ils prennent le soleil en fumant, sur la grande terrasse face à la mer, j’entends mon père déclarer à Henry Potez : « Les Allemands, de victoire en victoire, vont à la défaite finale ! » Hostile à la collaboration, mon père n’en gardait pas moins un certain respect pour le Maréchal, comme beaucoup d’hommes de sa génération, liés par une même vénération pour le vainqueur de Verdun. Mais au fil du temps, il s’est mis à parler de Pétain avec un regret croissant et une sorte de désespoir, devenant du même coup de plus en plus ouvertement gaulliste. Il le restera jusqu’à sa mort, en juin 1968.