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Puis nous sommes repartis en direction de Melilla, pour charger du minerai de fer. Le matériau le plus désagréable qui soit à transporter, puisqu’il dégage une poussière rouge qui s’infiltre partout, dans les cheveux, dans les oreilles, entre les cils, et qu’il faut plusieurs jours pour s’en débarrasser…

Cette escapade a duré plus de trois mois. Elle m’en a plus appris sur la vie, sur les hommes et sur moi-même que tout ce que j’avais connu jusqu’alors. Elle a conforté en moi ce goût de l’aventure, cet amour des grands espaces, qui ne m’a jamais quitté par la suite. En rentrant en France, je me sens, sur tous les plans, « amariné ».

Nous sommes en octobre et les cours, à Louis-le-Grand, ont débuté sans moi, à la grande fureur de mon père qui me destine toujours à Polytechnique. Lorsque le Capitaine Saint-Martin accoste à Dunkerque, je remarque tout de suite, sur le quai, une haute silhouette qui m’est familière, et pense au fond de moi : « Pas de doute, voilà les ennuis qui commencent ! » D’un ton assez rude, mon père me dit que c’en est fini de plaisanter et qu’il est temps de rentrer à la maison. C’est à peine s’il me laisse placer un mot. Il me ramène à Paris sans que j’aie eu le temps de m’expliquer. Il faut dire que mon père étant plus grand et plus solide que moi, le rapport de forces jouait nettement en sa faveur.

Adieu, donc, l’Union Industrielle et Maritime et ma carrière de navigateur ! J’ai conservé ma première fiche de paie de pilotin. Lorsque j’ai été nommé Premier ministre, en 1974, la Compagnie en a publié le fac-similé dans son bulletin intérieur. Il ne subsistait plus que cette trace d’une autre vie possible.

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LE NOUVEAU MONDE

Lorsque j’intègre Sciences-Politiques, en octobre 1951, je ne suis encore fixé sur rien. Ni sur la carrière que j’envisage, ni sur la vie que j’entends mener. Après avoir préparé Math sup. sans réel enthousiasme, j’ai convaincu mes parents de me laisser passer l’année suivante rue Saint-Guillaume. Si l’expérience ne se révèle pas davantage concluante, il est convenu que je retournerai au lycée Louis-le-Grand.

J’ai dix-neuf ans et conserve en moi le même désir d’évasion. Plein d’une énergie qui cherche à s’employer sans trop savoir ni où ni comment, et conscient que le moment est sans doute venu de me consacrer sérieusement à mes études, je demeure un jeune homme solitaire, indépendant, encore en quête de lui-même à l’âge où tant d’autres croient s’être trouvés.

Contre toute attente, je me plais très vite à Sciences-Po. Je m’adapte d’autant plus facilement à ma nouvelle vie d’étudiant que je bénéficie de l’enseignement de grands professeurs. Je suis leurs cours avec intérêt et assiduité. Parmi eux, Marcel Reinhard, spécialiste d’Henri IV, qui fut, en première année, mon maître de conférences en histoire. Jean Chardonnet, professeur de géographie, qui a été pour chacun de ses élèves un extraordinaire initiateur aux réalités de la vie : il nous emmène visiter des usines ou les mines de Lorraine. Et André Siegfried, le précurseur de la sociologie électorale, le premier de tous les politologues, que nous trouvons parfois un peu sentencieux dans sa façon de nous parler de son « quarante-deuxième » ou « quarante-troisième voyage aux États-Unis », où il avait observé que « l’Amérique est un continent »…

À Sciences-Po, je me constitue rapidement un petit groupe d’amis dont je resterai proche. Il comprend Laurence Seydoux, la fille du diplomate François Seydoux de Clausonne, Claude Delay, dont le père est le grand psychiatre Jean Delay, Marie-Thérèse de Mitry, jeune et séduisante héritière de la famille Wendel, et Michel François-Poncet, neveu de notre ambassadeur en Allemagne de l’Ouest. Michel François-Poncet est un beau garçon élégant, fin, distingué, cultivé, qui incarne pour moi ce qu’on fait de mieux dans la société parisienne. Amateur d’art, esthète dans l’âme, c’est en réalité un amateur de tout, y compris des jeunes femmes auprès desquelles il aura toujours beaucoup de succès. Rue Saint-Guillaume, je retrouve avec plaisir mon camarade du lycée Carnot, Jacques Friedmann, qui figure déjà, lui aussi, parmi mes intimes. Il travaillera plus tard à mes côtés comme conseiller et directeur de cabinet, dans mes fonctions ministérielles puis de chef du gouvernement. C’est un des hommes qui a le plus compté dans ma vie.

C’est à Sciences-Po que j’ai fait la connaissance de ma future épouse, Bernadette de Courcel. En entrant en première année à Sciences-Po, nous étions automatiquement affectés à ce qu’on appelait une conférence de méthode, qui réunissait une vingtaine d’élèves sous l’autorité de deux professeurs. L’un d’eux, Marcel Reinhard, était particulièrement soucieux de faire participer ses étudiants, à travers des exposés que chacun, à tour de rôle, devait présenter. Le plus dur était de se lancer.

C’est alors qu’une jeune fille, surmontant sa réserve et sa timidité, lève le doigt et se porte volontaire pour le premier exposé. Étonné, pour ne pas dire épaté, je me renseigne aussitôt à son sujet. Un peu plus tard, je lui propose de faire partie d’un petit groupe de travail que j’ai l’intention de constituer et qui se réunira au domicile de mes parents, rue de Seine. Elle accepte. Et c’est ainsi que je me suis lié à Bernadette de Courcel et ai entrepris de fréquenter celle qui m’est apparue d’emblée, sous ses airs de jeune fille rangée, comme une femme de caractère…

Assez vite, une grande complicité s’établit entre elle et moi. Nous apprenons à nous connaître, sans jamais cesser de nous vouvoyer, comme il est d’usage dans sa famille. Je mentirais si j’affirmais avoir déserté, dans le même temps, la compagnie des autres demoiselles de Sciences-Po. Il n’en reste pas moins qu’une entente profonde et singulière me rapproche peu à peu de Bernadette de Courcel et que, de petits mots en coups de téléphone, nous ne tardons pas à nous découvrir indispensables l’un à l’autre. Plus appliquée et consciencieuse, Bernadette m’aide à préparer les fiches de lecture que nous devons rendre chaque semaine, quand elle ne lit pas à ma place les ouvrages concernés, tel De la démocratie en Amérique de Tocqueville. Je lui dois parfois — injustice du sort — d’obtenir de meilleures notes qu’elle… Et de mon côté, après les cours, je l’entraîne dans des endroits qu’elle n’a guère l’habitude de fréquenter, comme La Rhumerie martiniquaise, tout près du carrefour Mabillon. Il n’était pas courant, à cette époque, qu’une fille de son milieu se montre attablée avec des garçons à la terrasse d’un café du boulevard Saint-Germain. En revanche, Bernadette fréquentait volontiers un lieu moins exposé, Chez Basile, à proximité de l’école, où se retrouvaient tous les élèves de Sciences-Po.

Le fait est que nous n’appartenons pas, socialement, au même monde. Ce genre de critère ne compte guère à mes yeux, mais je n’ignore pas que d’autres y attachent de l’importance. Dans un premier temps, ce n’est pas sans méfiance ni perplexité que les parents de Bernadette de Courcel voient un camarade d’études, de condition plus modeste, côtoyer leur fille avec autant d’assiduité. Ils ne me considèrent pas spontanément comme le parti idéal. D’autant que je suis encore très jeune, sans situation et passe même pour être de gauche, voire communiste… Apprenant la probabilité de nos fiançailles, les grands-parents de Bernadette demanderont : « Est-ce au moins un être baptisé ? »

Bernadette est issue, du côté de sa mère, d’une lignée de très vieille noblesse, la famille de Buisseret, dont les armes figurent, depuis le Xe siècle, sur la clé de voûte de la cathédrale de Tunis, pour avoir pris part aux Croisades. Sa lignée paternelle, celle des Chodron de Courcel, est d’une aristocratie plus récente. Mais plusieurs de ses membres ont accompli de brillantes carrières dans la diplomatie, l’armée, les finances et l’industrie. Le grand-père de Bernadette, Robert Chodron de Courcel, a été ministre plénipotentiaire à Constantinople puis à Rome. Son grand-oncle Alphonse de Courcel, ambassadeur à Berlin puis à Londres, est un des précurseurs de l’idée européenne. Un autre grand-oncle, Charles de Lasteyrie, l’« ennemi juré » de mon grand-père paternel comme je l’ai dit, fut ministre des Finances de Raymond Poincaré. Son père, Jean de Courcel, dirige, avec son frère Xavier, les manufactures de Gien et de Briare, propriétés de famille depuis le milieu du XIXe siècle. Mais le personnage le plus célèbre, celui qui confère alors à sa famille un certain prestige, est son oncle Geoffroy de Courcel, le tout premier compagnon du général de Gaulle, et son aide de camp à Londres au début de la France Libre.