Выбрать главу

Margont pressait le pas vers l’arrière, tentant de remettre de l’ordre dans la cohue des rescapés. Personne ne comprenait la situation excepté les très hauts gradés – et encore... Il voyait s’agiter des troupes françaises au sud du village. Lesquelles et pour quoi faire, il n’en avait pas la moindre idée. Les lignes bleues se déployaient dans les champs et les prés comme à l’entraînement. On n’allait quand même pas donner une nouvelle fois l’assaut à ce tas de cailloux et de braises ? Des officiers faisaient signe aux survivants d’Aspern d’accélérer leur retraite.

— C’est ça, pressons-nous, pesta Lefme. On ne fait pas attendre la mort, c’est inconvenant.

Ils eurent à peine le temps de former une ligne de bataille. Un général – Molitor ? non, un autre général que Margont ne connaissait pas – dégaina son sabre et le pointa sur le clocher d’Aspern qui tenait toujours debout, criblé d’impacts de boulets, la toiture effondrée et fumante, pic dérisoire.

— En avant !

Cette contre-attaque, menée par la division Carra Saint-Cyr (qui avait traversé juste avant l’effondrement du pont) et par les restes de la division Legrand, fut efficace. Les Français refoulaient les habits blancs ou les piégeaient dans les maisons éventrées. En représailles, les Autrichiens contre-attaquèrent à leur tour. Finalement, le ciel commença à s’assombrir. À défaut de nouveaux renforts, c’était la nuit qui arrivait. On n’allait quand même pas se battre en pleine obscurité ? Les Français perdaient maintenant maison après maison. Sur le Danube, le pont réparé, sans cesse endommagé par les esquifs qu’expédiaient les Autrichiens, s’écroula une nouvelle fois, précipitant des cavaliers du 2e régiment de cuirassiers dans les flots où ils coulèrent à pic. Enfin, l’intensité des combats diminua. Margont, exultant d’avoir survécu, marcha vers Lefine pour se réjouir avec lui. Le poids qui cessait de l’écraser était tel que, tout à son bonheur, il passa sans réfléchir devant la brèche d’un mur. Un coup sec claqua. Margont eut le réflexe de se jeter à couvert. Il se demanda s’il était touché, car il avait tant sollicité ses muscles qu’il avait mal partout. La terreur déforma le visage de Lefine. Margont suivit le regard de son ami et posa les yeux sur son flanc. Une tache sombre y grandissait.

— C’est trop idiot...

Sur quoi, il s’allongea précautionneusement.

CHAPITRE III

Margont passa un temps interminable allongé au bord du Danube, en compagnie d’une foule de blessés. Les gémissements et les supplications se mêlaient au roulement de fond des canonnades. Des infirmiers, trop peu nombreux, couraient de l’un à l’autre. L’un d’eux, très jeune, toisa Margont et, sans prendre le temps d’examiner la blessure, décréta : « Ce n’est rien. » Un autre, en revanche, prenait une expression catastrophée chaque fois qu’il passait devant lui. Finalement, une barque amena une poignée de voltigeurs surchargés de munitions, renfort dérisoire, et repartit avec quelques chanceux, dont Margont.

Napoléon avait prévu de traverser le Danube à toute vitesse. Il avait cru que les Autrichiens ne parviendraient pas à résister à son armée et se replieraient. La tournure des événements, radicalement inattendue, générait une confusion invraisemblable. Car Lobau servait à la fois de lieu de passage pour les divisions qui se retrouvaient bloquées là et d’hôpital temporaire improvisé. Les soldats s’accumulaient dans cette île comme des grains de blé dans un grenier. Les cent mille soldats autrichiens tenaient toujours fermement la rive est du Danube tandis que, sur la rive ouest, se trouvaient Vienne et une population hostile aux Français. Hier encore, Napoléon régnait sur la quasi-totalité de l’Europe et voilà que, maintenant, son univers semblait se réduire à l’île de Lobau, quatre kilomètres de long sur quatre de large. La taille d’une souricière.

Margont fut recousu par un aide rempli de bonne volonté, mais qui tremblait d’avoir à s’occuper d’un gradé et s’excusait tandis qu’il piquait et repiquait maladroitement la peau. La blessure était superficielle. La balle avait seulement zébré le flanc, se contentant de mordre la chair sans percer l’abdomen. Ce qui inquiétait Margont, c’était la gangrène. Allait-elle engloutir son corps comme la pourriture ronge une pomme ? Il passa une nuit désastreuse.

Le lendemain, les combats reprirent à quatre heures du matin.

La multitude gémissante des blessés croissait dans Lobau, envahissant les lieux telle une marée à l’agonie. Des infirmiers et des volontaires leur tendaient des gamelles d’eau qu’ils remplissaient dans le Danube. Que vouliez-vous boire d’autre ? On débarqua des Français et des Badois en sang. Un sergent nouveau venu, balafré comme une chemise vingt fois rapiécée, se dressa sur son coude sanglant et clama d’une voix vive :

— On revient d’Aspern, les enfants ! On l’a repris, c’foutu village ! Vive le maréchal Masséna !

La nouvelle fut fêtée par des « Vive Masséna ! » et des « Vive l’Empereur ! ». Margont pensait à Lefine, à Saber et à Piquebois. Pataugeaient-ils encore dans ces monceaux de décombres, suffoquant dans la fumée et renvoyant balle pour balle aux Autrichiens ? Ou le régiment avait-il été relevé et se reposait-il, à l’arrière, en réserve ? À moins que ses amis ne gisent en morceaux dans une barque, la main dans l’eau, à la dérive...

Les nouvelles et les rumeurs se succédaient, s’emballaient. Les villages d’Aspern et d’Essling étaient à nouveau attaqués, on les avait perdus ou presque, repris ou pratiquement... Et dans les plaines qui les séparaient, on s’entre-tuait comme jamais. Tandis que sur les ponts une fois de plus réparés des soldats affluaient, les barques continuaient leur va-et-vient, si lourdes de blessés que l’eau en affleurait dangereusement le bord. On amena un chef de bataillon du 57e de ligne et des cuirassiers furieux d’avoir été stoppés en pleine charge.

— Silence pour le chef de bataillon ! tonna un sergent-major.

— Oui, écoutons le chef de bataillon ! reprirent en écho des soldats.

On plaça ce gradé à l’ombre d’un saule et on se tut. Sa cuisse saignait, mais, tout à son auditoire, il ne lui prêtait plus attention.

— L’Empereur est en train d’enfoncer le centre autrichien ! annonça-t-il vigoureusement.

Explosion de « Hourra ! » et de « Vive l’Empereur ! ». En fait, ce chef de bataillon, grisé de se voir propulsé sur une tribune, donnait plus d’élan à ses propos que n’en avait l’attaque à laquelle il avait participé. Alors que les blessés de Lobau enterraient déjà l’armée autrichienne, dans la réalité, l’artillerie ennemie dévastait les rangs des assaillants tandis que la cavalerie française, appelée à la rescousse, ne parvenait pas, elle non plus, à emporter la décision. Mais cette tactique extrêmement agressive d’un adversaire pourtant plus faible en nombre ébranla le moral des Autrichiens et obligea ceux-ci à modérer leur fougue, par prudence.

Margont aperçut le médecin-major Jean-Quenin Brémond, l’un de ses amis d’enfance. Brémond avait des cheveux châtain clair tirant sur le roux et de grands favoris. Il demeurait serein tout en débordant d’énergie. Il désignait les blessés à opérer dans l’heure, apprenait au passage à un aide à mieux serrer les bandages, réquisitionnait les plus valides pour secourir les autres... Son oeil exercé repéra immédiatement Margont. Il pâlit et, en quelques rapides enjambées, vint examiner la blessure.

— Ce n’est rien.

Margont poussa un soupir de soulagement.

— Seulement même ce rien peut faire le lit de la gangrène, ajouta-t-il.