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— Je sais, Jean-Quenin. Je changerai mes bandages quand ils seront sales et je vais me débrouiller pour bien me nounir. As-tu soigné des gens de notre connaissance ?

— Non. Mais cela ne veut rien dire. Il y a des blessés partout.

— Et allez, encore ! crièrent plusieurs soldats.

Le Danube charriait les restes du petit pont. Celui-ci venait de s’effondrer une nouvelle fois. Des pontonniers et des fantassins, emportés par le courant, agitaient vainement les bras. Tandis que les milliers de soldats du 3e corps d’armée du maréchal Davout se retrouvaient coincés dans l’île, Napoléon fulminait sur la rive est et cherchait partout des renforts pour soutenir son attaque contre le centre autrichien.

— Cela va de plus en plus mal pour le citoyen empereur, s’inquiéta Brémond.

Il avait été un révolutionnaire de la première heure et n’avait pas bien accepté le basculement d’une république à un empire, même si cet empire respectait plusieurs des acquis fondamentaux de la Révolution. Le médecin-major appelait donc de temps en temps Napoléon le « citoyen empereur » parce qu’il considérait que tous les citoyens étaient parfaitement égaux. Pour lui, être empereur était un métier comme un autre et le mot « citoyen » importait plus que celui qui le suivait. Rien ne l’agaçait autant que ceux qui employaient ce terme par ironie ou de façon péjorative pour insulter leurs domestiques. On en rencontrait encore régulièrement, de ces républicains sans concessions. S’il avait été colonel (« citoyen colonel »), Napoléon lui aurait probablement confié la garnison d’une ville. Éloignée, la ville. Et petite, la garnison. Mais comme il était médecin, il pouvait à loisir parler aux bandages et aux membres amputés.

Margont avait un point de vue plus complexe. Âgé de neuf ans en 1789, il s’était immédiatement enflammé pour la Révolution tout en ne comprenant qu’une minuscule partie de ce qui arrivait et en imaginant le reste. Vingt ans plus tard, comme Jean-Quenin, il était humaniste et républicain, mais son opinion sur Napoléon différait. Les monarchies et les empires – autrichiens, prussiens, anglais... – livraient une guerre à mort à la république française et à tout ce qu’elle avait produit, dont cet Empire français. Entre autres parce que ce dernier ne respectait pas la notion d’aristocratie par droit du sang et accordait des droits à tous. Chacun de ces deux systèmes, le monarchique et le républicain, voulait éradiquer son rival pour modeler le monde à son image. Or la France se trouvait bien isolée dans ce combat. L’autre république, il fallait aller la chercher à l’autre bout de l’Atlantique, aux États-Unis. À qui confier le pouvoir ? On n’avait guère que deux possibilités. Soit à Napoléon, ce génie militaire qui – même s’il transfigurait, transmutait la république en un « empire d’inspiration républicaine » – défendait une grande partie des acquis de la Révolution à coups de victoires tonitruantes. Soit à des gouvernants – mais lesquels ? – qui ne parviendraient pas à le conserver face aux armées ennemies. Auquel cas on verrait resurgir un roi français extirpé d’on ne savait quel caveau poussiéreux. Un roi que les monarchies européennes s’empresseraient d’asseoir sur un trône à Paris avant de se disputer les ficelles agitant cette marionnette. Margont servait donc l’Empereur parce qu’il n’avait pas d’autre choix. Pour lui, les idées étaient plus puissantes que les hommes. Que l’on marchât en criant « Vive la République ! » (ce qui était son cas) ou « Vive l’Empereur ! », de toute façon, on apportait avec soi les idéaux de la Révolution : liberté, égalité, respect de chacun... Et ces notions ensemençaient les esprits de ceux que l’on combattait. Si la république ne gagnait pas aujourd’hui, elle l’emporterait plus tard. Toute la question étant de savoir quand arriverait enfin ce « plus tard ». Car les guerres se succédaient sans relâche depuis des années...

— Puisque ta plaie est superficielle, tu pourrais te rendre utile, reprit Brémond. Je pense qu’il y a quelqu’un que tu devrais rencontrer.

Le médecin-major tendit l’index. Margont ne voyait que des blessés et de la souffrance.

— Elle est autrichienne, mais elle parle bien français.

Margont l’aperçut. Elle portait une robe ivoire. Du sang tachait ses pans, tel un ourlet de mort.

Beaucoup de femmes suivaient l’armée bien que cela fût interdit quand elles n’étaient pas personnellement employées par celle-ci. Cantinières, vivandières, blanchisseuses, jeunes bourgeoises rêvant d’aventures, dames de la bonne société, Autrichiennes amoureuses le temps d’une campagne, prostituées : la détresse de ces heures les rendait toutes égales, toutes semblables. Des sentinelles tentaient de les empêcher de gagner Lobau. Cependant, profitant de la confusion, plusieurs d’entre elles étaient malgré tout parvenues à s’y rendre. Elles cherchaient leur mari ou leur amant parmi les agonisants, tout en priant pour qu’il ne fût pas là, elles tentaient d’avoir des nouvelles, elles offraient de l’eau... En se cantonnant au sud de l’île, là où l’on rassemblait les blessés et les prisonniers, elles se tenaient suffisamment loin des combats pour ne pas risquer d’être exposées. Le front se trouvait en effet à six kilomètres au nord-est, mais demeurait invisible du fait des bois qui couvraient l’île et les abords du Danube. On ne le localisait que grâce au bruit de tonnerre et aux multiples panaches de fumée qui envahissaient le ciel.

— Elle cherche un adolescent qui a disparu, expliqua Brémond. Dans un chaos pareil, tout le monde se moque de ses questions. Si un officier l’accompagnait, certains soldats se montreraient moins discourtois et ses recherches gagneraient en efficacité.

— J’y vais.

Margont se leva en grimaçant ; une créature invisible lui dévorait le flanc. Aider quelqu’un chaque fois que possible coulait de source pour ces deux hommes. Toujours cet esprit humaniste que la réalité n’arrivait pas à écoeurer. Ils ne considéraient pas cette femme comme une ennemie. Leurs adversaires, c’étaient les rois et ceux qui les soutenaient. En fervents républicains, ils voulaient libérer le peuple autrichien du joug monarchique.

— Mais ménage tes forces ! ajouta Jean-Quenin Brémond. Ne commence pas à gambader sans te soucier de ta blessure.

Margont hocha docilement la tête.

— Oui, oui. Les bons médecins voient des mauvais patients partout !

Tout en marchant vers cette jeune femme, Margont la détaillait sans qu’elle s’en aperçût. Elle possédait incontestablement du charme. Ses cheveux bruns soulignaient la pâleur de son teint. Son visage – nez étroit, fins sourcils et traits déliés – entraînait les regards dans son sillage. À cette vision séduisante s’en superposait une autre, subjective, peut-être mensongère, peut-être pertinente. Il s’agissait de cette impression déroutante de force et de fragilité. Ce paradoxe, énervant comme un méli-mélo de fils impossibles à dénouer, s’imposait à l’esprit de Margont. Celui-ci se demandait s’il était le seul à le ressentir. Elle s’approchait des Autrichiens comme des Français, frémissant devant l’horreur des mutilations. Elle leur parlait, mais tous, inlassablement, secouaient la tête. Elle s’arrêta longuement, indécise, devant un soldat de la Landwehr, la milice autrichienne, dont la tête n’était plus qu’un enroulement de bandages et l’uniforme gris un amalgame de charpies sanglantes. Comme il se montrait sourd à ses questions – à moins qu’il ne fût mort –, elle dut se contenter d’examiner ses mains et finit par s’éloigner. Elle répétait les mêmes phrases, tantôt en autrichien, tantôt en français avec un léger accent.

— Je cherche un jeune Autrichien, Wilhelm Gurtz. Il a seize ans. Il est très blond et un peu fort. Il s’est peut-être engagé dans l’armée autrichienne, alors il est possible qu’il soit ici.