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— Merci, monsieur l’officier. Dieu vous le rendra.

— Si ton Dieu existe, le solde des comptes entre ce que j’ai fait de bien et ce que j’ai fait de mal m’expédiera tout droit en enfer, même si je vous laissais repartir avec mes onze charognes.

— Ils n’étaient que deux ? questionna Margont.

— D’après ce que l’on m’a dit, oui. Mais le pays grouille de vermine. Des soldats ennemis contournent le front par le nord ou par le sud et traversent le Danube en barque ou par des gués ou des ponts épargnés. Ensuite, ils se cachent dans les forêts et ils nous harcèlent. N’allez point vous aventurer dans la campagne sans une solide escorte, mon capitaine. Ou l’air vous rentrera par le nez, mais vous sortira par la gorge ouverte.

Le sous-lieutenant parlait avec animation. Ses yeux, noircis par les cernes, épuisés, demeuraient en permanence en alerte. Il devait se réveiller toutes les nuits, brandissant brutalement un pistolet contre ses fantômes. Il ajouta :

— Mais dites-moi, qu’a-t-il fait, ce jeune Autrichien, pour être aussi populaire ? Parce que, avant-hier, ce sont deux hussards du 8e régiment qui sont venus m’interroger à son sujet. Ils étaient envoyés par un lieutenant, un certain Relmyer. Un ami à vous ?

À ce nom, Bergen écarquilla les yeux. De morne et résigné, il devint brutalement bavard. Personne ne comprit son mélange de français et d’autrichien. Il dut reprendre plus calmement ses propos. Sa voix tremblait tant il était ému.

— Vous avez dit : Relmyer ? Moi, je connais très bien un Relmyer, Lukas Relmyer. C’est l’un de mes anciens élèves. On ne l’a plus vu depuis des années. Vous dites que c’est un hussard ? Un hussard autrichien ?

Le sous-lieutenant leva les yeux au ciel.

— Bougre de béjaune, si ton Relmyer était un hussard autrichien, j’aurais allongé ses deux comparses à coups de fusil !

— Si ce Relmyer a envoyé des cavaliers se renseigner au sujet de Wilhelm, alors c’est certainement lui, conclut Bergen pour lui-même.

Bergen et Margont décidèrent de retourner voir Luise Mitterburg. Bergen tenterait ensuite d’emprunter une charrette dans le village d’Ebersdorf, afin de pouvoir transporter le corps de Wilhelm. Durant le trajet, Margont demanda :

— Vous avez parlé de meurtre, tout à l’heure, quand vous avez annoncé la mort de ce garçon. Pourquoi pensez-vous à un crime ?

— C’est une vieille histoire qui ne concerne que les Autrichiens. Mais je ne crois pas que Wilhelm ait été tué et défiguré par votre patrouille.

Bergen se montrait mal à l’aise, sur la défensive. La question l’avait tant dérangé qu’il changea radicalement de sujet.

— Relmyer est de retour ! Mlle Mitterburg va être si heureuse ! s’exclama-t-il.

Margont accueillit cette phrase comme un coup d’aiguille.

— Sont-ils.... fiancés ?

— Non, capitaine. C’est son frère adoptif, en quelque sorte.

Bergen raconta à Luise Mitterburg ce qui s’était passé. À l’annonce du retour de Relmyer, celle-ci fut submergée par l’émotion. Elle questionnait Bergen sans relâche. Où était Lukas ? Depuis quand se trouvait-il en Autriche ? Pourquoi n’était-il pas venu la voir ? Comment osait-il servir dans l’armée française ? Pourquoi diable avait-il choisi les hussards, ces forcenés belliqueux et crânes ? Et il y eut encore bien d’autres interrogations que Margont ne put même pas comprendre tant la jeune femme s’exprimait vite. Elle s’approcha finalement de lui.

— Je ne sais comment vous remercier. Ou plutôt si, tenez, voici mon adresse. J’y réside avec ma famille adoptive.

Margont prit le papier qu’elle lui tendait et fixa l’écriture maladroite. Elle avait rédigé ces lignes au crayon, prenant appui sur la paume de sa main.

— Vous y serez toujours le bienvenu, ajouta-t-elle. J’ai encore un service à vous demander. Je sais, cela devient une habitude. On me le reproche souvent. Je crois que c’est lié au fait d’avoir été abandonnée. J’ai le sentiment d’avoir subi une injustice irréparable et j’ai parfois tendance à croire que tout le monde a une dette envers moi, que les gens doivent m’aider, moi plus qu’une autre, parce que j’ai plus souffert que tout un chacun. Par compassion. Si vous faites la queue devant une échoppe, vous cédez bien votre place à l’invalide qui est derrière vous, non ? Quoi qu’il en soit, comme vous vous en doutez, je voudrais que vous alliez trouver Lukas Relmyer pour moi. Il semblerait qu’il serve dans le 8e hussards. Je souhaite que vous lui disiez que je veux absolument le voir. En échange, je vous jure que je me dévouerai pareillement si vous me réclamez vous-même un service. De plus, j’obtiendrai de vous faire inviter à des soirées... Les bals viennois sont un plaisir unique ! Tant qu’à venir ici, autant que ce ne soit pas que pour s’entre-exterminer. Ce n’est pas ce que je veux dire... La guerre, c’est autre chose...

Elle interrompit enfin son long discours. Elle avait parlé sans interruption, voulant étouffer les réticences de Margont sous des flots d’arguments, si bien qu’elle avait fini par perdre le fil de ses propos et s’était emmêlé les pieds dedans.

— J’accepte, mademoiselle. J’irai trouver ce Relmyer dès la fin des combats.

Luise Mitterburg se confondit en remerciements.

Margont s’empressa de traverser le grand pont avant que celui-ci ne s’effondre à nouveau. Il s’interrogeait au sujet de cette Autrichienne. Était-il amoureux d’elle ? Il n’aurait su le dire. Il ne croyait pas aux coups de foudre, trop inexplicables, trop soudains. Certes, elle le troublait. Il lui semblait être sous l’effet d’un envoûtement. Il pressentait qu’il existait une raison à cela, mais il ne parvenait pas à exprimer celle-ci clairement. Il se dit que, lorsqu’il arriverait à percer ce mystère, le charme se dissiperait et il serait alors libéré de cette emprise.

Margont, fatigué par la perte de sang, somnola durant plusieurs heures. Faute de soins, les blessés périssaient en masse. D’autres continuaient d’arriver, qu’on allongeait entre cadavres et agonisants. Les rares chirurgiens n’en finissaient pas d’amputer. On empilait les membres dans des charrettes qui les emportaient loin des yeux. Vers quatorze heures, le fracas des tirs d’artillerie devint assourdissant, semblant déchirer l’air. Les soldats s’asseyaient quand ils en avaient la force, plissant les yeux en direction des combats, essayant de deviner la cause d’un tel vacarme. On apprit que les Autrichiens avaient placé en batterie, en première ligne de leur centre, deux cents canons – deux cents, parfaitement ! – et tiraient sans relâche sur les troupes du général Oudinot qui, lui, n’en alignait péniblement que quatre-vingts. Peu après, le petit pont fut à nouveau réparé, mais aucun renfort ne put passer, car une foule de blessés et de déserteurs paniqués se rua sur l’île de Lobau. Le temps de mettre de l’ordre, ce pont s’effondra une fois de plus.

Finalement, peu après quinze heures, l’archiduc Charles, à court de munitions et inquiet des pertes autrichiennes, renonça à écraser ces Français qui lui tenaient tête avec l’énergie du désespoir. Ses adversaires étaient battus à défaut d’avoir été anéantis : il jugea ce résultat satisfaisant et fit cesser ses attaques. Napoléon ordonna alors aussitôt l’abandon de la rive est et ses troupes se replièrent dans Lobau et sur la rive ouest. Chaque armée avait perdu plus de vingt mille hommes, tués, blessés ou faits prisonniers. Napoléon, violemment repoussé, venait de subir son premier revers militaire personnel. Grisé par les succès des semaines précédentes – dont les conséquences les plus spectaculaires avaient été le recul de l’armée ennemie et la prise de Vienne –, il avait sous-estimé la combativité des Autrichiens. Voulant agir vite, il avait progressé avec précipitation. Les projectiles flottants avaient constitué l’élément imprévu qui avait fait voler en éclats l’impétueuse avancée des Français. Napoléon et son Empire avaient failli être renversés par quelques troncs d’arbres, des barges enflammées et des moulins. Mais cet échec n’était que partiel. Avec seulement vingt-cinq mille combattants le premier jour de la bataille et cinquante-cinq milles le lendemain, l’Empereur avait miraculeusement réussi à résister à cent mille ennemis, échappant de justesse à un désastre total. Désormais, Napoléon n’avait plus qu’une seule idée en tête : effacer cette défaite en pulvérisant les Autrichiens.