Au bout d’un moment, le capitaine revient, l’œil terne, le front plissé, son gros pif agité de petits soubresauts nerveux.
— Dès qu’il y aura une pause, le directeur vous verra entre deux portes.
— C’est très gentil de sa part, capitaine. Je dirai au président de la République française de quel esprit de coopération vous faites montre à l’égard de la police française.
Il me mate en biais.
— Vous avez des contacts avec votre président ?
— Moi, oui. Disons que je jouis d’un statut particulier. Je suis rattaché à l’Elysée, en quelque sorte. Le président est un homme qui a ses têtes. Il tient à un certain style et à des habitudes, c’est humain, presque hygiénique.
Vingt minutes plus tard, Van Dhäl me pilote lui-même jusqu’au saint des saints.
Le bureau de Hieronymus Krül pourrait être celui d’un gros P.-D.G. d’une société aéronautique. Vachement design, comme on dit en français. Vaste, clair, d’un luxe très moderne. Il y a même quelques sculptures absconnes sur des cubes d’acier et des tableaux peints à la lampe à souder.
— Installez-vous, m’ordonne le capitaine, M. le directeur va venir dans un instant.
Qu’à peine il achève, la porte du fond s’ouvre sur un bonhomme peu banal. Ce qui te court-jute la rétine avant tout, c’est la couleur de ses tifs comme on dit en Algérie[12]. Il est d’un blond d’or en fusion, si vif, si lumineux, qu’il éclaire la pièce. Tu ne vois que ça. Sa chevelure t’éblouit comme le ferait un spot braqué en plein dans ta poire. Cette ardente blondeur paraît d’autant plus intense que le visage de l’homme est d’une pâleur extrême. Des lunettes sans monture accroissent encore sa blafardise. De même que ses yeux d’un bleu délavé embusqués derrière. Il a un petit nez très pointu, une toute petite bouche en anus de jouvencelle, des traits rectilignes. Ses oreilles roses font songer à celles d’un clown blanc.
Que te dire encore du personnage ? Ben non, ça suffit, hein ? On ne va pas le passer au scanner, cézigue pâteux. Ah ! si, plus que deux choses : son âge, la quarante-cinquantaine, et sa mise, noire, stricte.
Il me prend les mesures de son côté à l’aide de son bodygraphe mental, me situe dans les tapageurs fiers-à-bras téméraires. Me salue d’un bref mouvement de tête et me désigne un fauteuil en cuir blanc face à un autre tout pareil. Nous prenons place silencieusement comme deux tagonistes avant une prestation télévisuelle.
De la main, il congédie le capitaine Haddock.
Ses genoux sont serrés, kif ceux d’une marquise dans un salé de thon[13]. Il a les coudes à l’équerre et ses mains blêmes croisées horizontalement à hauteur de sa poitrine.
— Parlez-vous allemand ? chuchote-t-il d’une voix onctueuse.
— Mal, monsieur le directeur, et seulement lorsqu’il n’y a vraiment pas moyen de faire autrement.
— Alors anglais ?
— Avec plaisir.
Il approuve, puis il murmure dans la langue de William Churchill[14] :
— En ce cas, je vous écoute.
Achtung ! Gefahr !
Un type pareil est plus redoutable que le S.I.D.A. Lui, pas besoin de le sodomiser pour qu’il ravage les existences. D’un seul coup d’un seul, je me dis que la mère Elsi ne m’a pas berluré quand, au plus intense de sa terreur, elle m’a balancé l’étincelant. C’est du reptile hautement venimeux que messire Hieronymus, du cobra surchoix, mâtiné serment pinute. Un regard comme celui qu’il me darde, l’aminche, j’en ai rarement subi. Beaucoup de commak et tu te lances dans la digitaline à fond la caisse ; l’absorbes par bombonne (ou bonbonne, au choix, l’essentiel est qu’elle soit pleine).
— Je suppose que vous avez dû recevoir une communication de votre homologue français, monsieur le directeur ? commencé-je.
Sables mouvants. Canne blanche ! Ce que je me sens mal à l’aise !
Il hoche la tête.
— Mon secrétaire m’a parlé de la chose en effet ; à vrai dire j’ignore ce dont il s’agit. Simplement, M. le directeur de la police parisienne nous informait de votre visite. Que puis-je pour vous ?
Impénétrable, pis que la rosière du village ! Alors bon, on va pas se mettre à tresser des paniers d’osier ou à confectionner un gâteau de riz, non ?
— Il s’agit de l’affaire Hans Bergens, je déclare, en soutenant ses lotos (qui peuvent ne pas me rapporter gros, à la manière dont s’engagent les pourparlers).
— En quoi vous concerne-t-elle ?
— Elle met en cause notre ancien ministre de l’Intérieur, M. Alexandre-Benoît Bérurier, lequel a été blessé par un policier de l’aéroport, comme vous n’avez pas pu ne pas l’apprendre.
— Effectivement, celui-ci a eu le réflexe de tirer sur un meurtrier en fuite ; je suppose que ce genre de chose doit se produire également en France ?
— M. Bérurier n’est pas un meurtrier, mais une victime. Il a servi de bouc émissaire dans un règlement de comptes entre magnats hollandais du crime.
L’homme aux cheveux lumineux articule posément, sans cesser de me fixer jusqu’à l’orée de mon slip :
— Votre point de vue diffère totalement du nôtre. Et comme c’est la police d’Amsterdam qui conduit l’enquête…
— Je suis en possession d’un document prouvant que je dis vrai, monsieur le directeur.
— Qu’appelez-vous un document ?
— Le témoignage olographe de la secrétaire de feu Hans Bergens. En voici une photocopie. Je vous signale que l’original se trouve en possession des autorités françaises.
Je lui présente la confession nocturne de miss Van Tauzensher. Il le saisit d’un geste calme, du bout des doigts, comme tu ramasses un papier-cul usagé tombé à côté de la lunette.
Le lit attentivement, puis le lisse (dans la vallée) avant de me le rendre.
— C’est pour me montrer cela que vous avez interrompu ma conférence, monsieur ?
Flétrisseur, le bougre ! Ecœureur ! A le voir comporter, on a envie d’aller se dégueuler dans le premier canal venu.
— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais Mlle Van Tauzensher vous met en cause, monsieur le directeur. Elle vous accuse de collusion avec Hans Bergens dans un trafic de drogue international et prétend que c’est vous qui avez fracassé le crâne de l’armateur après le départ de Bérurier. Elle précise même avoir surpris une conversation téléphonique que le de cujus aurait eue avec vous la veille de son assassinat, conversation au cours de laquelle vous l’incitiez à faire venir d’urgence Bérurier. Ce qui indiquerait la préméditation. La mort de Bergens était décidée et on avait trouvé cette grosse poire française pour porter le chapeau, si je puis dire, et je le puis.
Mon vis-à-vis ne bronche pas d’un muscle, pas d’un poil, pas d’un cil.
— Je devrais vous faire mettre en état d’arrestation, commissaire, déclare-t-il paisiblement, pour répondre aux très graves accusations que vous portez contre moi en utilisant une déposition arrachée à une malheureuse femme par la violence.
Il se lève, va ouvrir un tiroir de son bureau et s’empare d’un papier qu’il m’apporte.
— Voici la plainte que Mlle Elsi Van Tauzensher est venue déposer cette nuit à l’hôtel de police, accompagnée de deux de ses collègues de bureau, eux aussi victimes de sévices de votre part.
Alors là, mon pote, j’en mène pas plus large qu’un signet dans une bible. La méchante recuite me biche. Je vois se projeter la catastrophe. Il avait raison, Achille : sans confirmation verbale du témoin, sa pseudo-confession ne pèse pas lourd. J’ai eu tort de l’encorner, le Vénérable : il est plus intelligent que moi ! On ne devrait jamais limer les gerces de ceux qui nous dominent !
12
Allusion à la ville de Sétif, croyons-nous. Pauvre San-Antonio !
13
Tout à ses calembours, San-Antonio a dû écrire « salé de thon »pour « salon de thé ».