— Qu’est-ce que vous racontez ! Votre visage n’est plus qu’une plaie ; il faut vous conduire à l’hôpital.
Des gens se sont attroupés, qui nous regardent en échangeant des propos. Je sens que si je ne mets pas les adjas dans la seconde qui suit, il m’arrivera tellement d’emmerdes que je pourrai en distribuer autour de moi et en conserver suffisamment pour me faire chier jusqu’à la fin de mes jours.
Alors, je joue mon va-tout.
Sortant ma brème de police, je la colle sous les yeux de la gentille tomobiliste.
— Je vous en conjure : pas de constat, pas d’hôpital, je suis en mission. Pouvez-vous me prendre un moment avec vous ? Je vous dédommagerai pour votre carrosserie.
Elle fronce les sourcils et me scrute. J’adore être scruté par une jeune et jolie fille.
— Montez, décide-t-elle. Mais, et votre vélo ?
— J’en fais cadeau aux éboueurs, assuré-je en traînant mon épave jusqu’au trottoir où je l’abandonne.
Elle roule en me lorgnant. Après la scrutance, la lorgnance s’impose. Ouvrant son sac à main posé entre nous, elle y prend un mouchoir.
— Commencez déjà à étancher votre sang. La pommette droite est très touchée.
Je tamponne mes plaies. Elles commencent à me faire chanter, espère. Une affreuse cuisance m’envahit la frite. Me semble qu’on balade sur mon physique de théâtre la flamme impétueuse d’un chalumeau oxhydrique.
J’abaisse le pare-soleil côté passager et m’examine dans le miroir fixé derrière. Pas chouettos, l’Antonio ! Je vais devoir me farder au mercurochrome pendant un bout.
— Il est indispensable de voir au moins un médecin, assure la jeune femme.
— Non ! réponds-je catégoriquement, je n’ai pas le temps de me dorloter, ni de me soigner, pas même celui de mourir.
— Ainsi, vous êtes le commissaire San-Antonio, murmure la conductrice d’une voix plaisante.
— Vous me connaissez ?
— Je viens de lire votre carte.
— Je veux dire : de réputation ?
— Bien sûr.
— Et vous êtes pays-bassesse ?
Elle plonge une nouvelle fois la main droite dans son réticule ouvert.
— Une confidence en vaut une autre, non ?
Elle me balance à son tour une carte qui me semble être de presse bien que rédigée en néerlandais (avec des frisons partout).
— Vous êtes journaliste ? m’ébaubis-je.
— Comme vous le voyez.
— Et vous vous prénommez Gerda ?
— Oui.
— Cette photo ne vous ressemble pas.
— Vous avez déjà vu des Photomaton qui vous font ressembler à l’original, vous ?
Elle range sa carte de presse.
— Maintenant, vous allez tout me raconter, n’est-ce pas ? Quand vous êtes journaliste et qu’un scoop défonce votre voiture, il faut en profiter.
— Logique, admets-je.
Et je loue le Seigneur qui a placé cette gentille pécore en travers de ma route. J’étais seul, démuni, traqué. Me voici deux, assisté par une frangine qui ne paraît pas avoir froid aux châsses.
— Vous connaissez ce chef de police qui possède des cheveux en or massif ?
— Hieronymus Krül ?
— Ja, Fraülein, qu’en pensez-vous ?
— Pas le plus grand bien. Il passe pour être très puissant et pour entretenir certaines relations avec le Milieu. On a bien essayé de le mettre sur la sellette, mais il est surprotégé et ce genre de tentative tourne court.
— Si j’apportais ma petite contribution aux vilains bruits dont il est l’objet ?
— Vous feriez probablement une bonne action, monsieur le commissaire, mais je ne nourris plus beaucoup d’illusions sur sa vulnérabilité ; Krül est un colosse qui n’a pas des pieds d’argile. Enfin, allons toujours nettoyer vos plaies chez moi, ensuite vous me raconterez votre histoire avec un verre d’aquavit en main pour faciliter les épanchements.
On sort de la ville, du moins du centrum, et on se paye le quartier résidentiel : des propriétés de rêve posées sur des engazonnements qui fileraient la diarrhée verte à un billard de concours.
In petto je trouve qu’une lueur de chance brille dans mon malheur. C’est bathouze d’avoir percuté la tire de cette mignonne. La Providence m’a à la chouette.
V’là Gerda qui stoppe face à une grille de fer forgé. Elle donne quelques coups de klaxon pour signaler son arrivée et un crabe, saboulé esclave, se pointe en claudiquant afin de déponner. Au-delà de la grille, l’est un parc avec des cèdres centenaires[15], de belles et larges allées bien dessinées qui décrivent de jolies courbes dans la prairie et puis, tout au fond, une grande et noble maison de briques roses, massive, au toit plongeant bas et avec des colombages par en dessous.
— C’est chez vous, ça ? fais-je, ébloui.
— J’habite chez mes parents.
— Et il fait quoi, votre papa ? Je doute qu’il soit rempailleur de chaises avec une crèche pareille.
— Négoce.
Mot sobre et percutant. Qui veut tout dire. Négoce. « Est commerçant toute personne qui achète avec l’intention de revendre en réalisant un bénéfice. »
On contourne la belle propriété, altière, pimpante. Derrière, le parc continue encore, plus touffu. Les allées se raréfient et les arbres changent d’espèce. On a droit à du bouleau (aux troncs argentés), à du sapin commun, à du chêne rugueux.
— Pour garder mon indépendance, je me suis aménagé un logement dans les communs, m’explique Gerda.
Je ne suis pas contre. Tu me connais ? Je songe déjà que pendant qu’elle nettoiera mes plaies j’aurai les mains libres. Ça m’est souventes fois arrivé, la douce infirmière, debout entre mes jambes, réparant mes gnons et autres ecchymoses, délicatement, tandis que mézigue, non moins délicatement, je lui glisse la paluchette dans l’entre-deux.
Je sens que ça promet. Il y a un côté pas bégueule chez cette frangine qui me laisse bien augurer de l’avenir.
Les communs dont elle parle ne sont pas si communs que ça. Figure-toi une construction d’un seul niveau, toit de chaume et de blanc crépie. Une chaumière et un cœur, comme ils disent. Ils ont toujours des aspirations modestes, sauf que la chaumière, pour que le panard s’accomplisse bien, doit faire la couverture de Maisons et Jardins.
Ma gentille hôtesse remise sa bagnole sur le côté et m’invite à la suivre.
On entend les zoziaux dans les frondaisons, qui me font un baroud d’honneur avec leur ramage de Hollande.
C’est bucolique. Un sentiment de bien-être m’envahit, malgré mon visage abîmé et ma position inconfortable d’homme traqué.
Gerda tourne le loquet de la porte et pénètre dans un logis ravissant, pile ce que j’aime avec ses poutres apparentes, ses carreaux pain brûlé, ses vieux meubles cirés.
— Un nid d’amour ! m’exclamèche (d’amadou).
M’est avis qu’elle doit bien l’utiliser son pied-à-terre du fond du parc, la chérie pour y prendre son pied (à terre). S’y faire sabrer d’autor, Ninette !
Elle clôt la lourde derrière nous en un mouvement que moi, gambergeur comme tu me sais, j’estime prometteur.
J’entrevois déjà les délices de Kaput, les blandices des sens, la volupté éclairant le monde.
On se regarde dans le blanc des lotos. Va-ce être pour tout de suite ou seulement pour bientôt ?
Elle avance sa main jolie vers mon visage tuméfié. Caresse sanglante. Oh ! qu’elle est perverse, la Hollandaise ! Vampire, un rien ! Ça arrive. Y a des gens que le raisin fait mouiller. Je me rappelle un terrible accident, une nuit, sur la Côte d’Azur. Ça cramait partout, y avait un motocycliste avec la frite éclatée sur l’asphalte. Un grand type plongeait ses mains dans le magma glougloutant avec autorité, chiquant au toubib. Mais je voyais bien qu’il délectait, l’horrible. Cette façon de s’en foutre plein les paluches. Sadique. Des gens impressionnés le regardaient, croyant qu’il avait des compétences et essayait l’impossible.
15
Tous les cèdres que j’ai lus étaient centenaires. M’est avis qu’ils poussent et croissent simples sapins, et puis, quand ils ont un siècle révolu : poum ! Les voilà transmués en cèdres.