— Roule mollo, Peinajouir.
Il obtempère et on avance à une allure de funérailles nationales.
Soudain, je crie : « Stop ! »
Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il, la gorge nouée par la trouille.
— Tu vois ce sentier ? Manœuvre de façon à t’y engager en marche arrière.
— Mais…
— Non, mon fils : pas de mais ! Jamais de mais entre nous. Exécution !
Il glaglate mochement, pensant que je vais le seringuer dans le champ de tulipes. Avec ma pomme, il ne sais pas très bien sur quel pied danser. Sa manœuvre, jugée par un moniteur d’auto-école, ne lui vaudrait pas des compliments. Lorsqu’il s’est enquillé dans le sentier, je lui enjoins de descendre.
— Maintenant, Jusdebite, tu vas ouvrir les portes de ta fourgonnette. Et, ensuite, procéder à la cueillette des tulipes, mon gland. Je veux que tu en ramasses assez pour recouvrir ces quatre personnes. Un tas haut commak, tu piges ?
Non, il pige pas, mais il cueille. Chantez, chantez magnanarelles, car la cueillette aime le chant ! L’Arlésienne opus 106. Il amène des brassées et des brassées de fleurs que je lui fais disposer sur nos clients.
— En quoi ça consiste-t-il ? s’informe Béru.
— T’occupe pas, Gros.
Il résigne. Au bout d’une heure, notre chargement est terminé. J’ai ménagé des brèches dans le monceau floral de façon à ce que mes passagers puissent respirer et nous repartons.
— Rejoins l’autoroute, Manchacouille !
J’ai du pot d’avoir affaire à un toutou. Ce type, plus docile que lui, y a qu’un esclave eunuque.
On roule ainsi jusqu’à la frontière. J’explique seulement alors mon dessein au zigomuche :
— Si on passe sans encombre, t’as la vie sauve ; s’il y a du pet, tu rentreras chez toi en fourgon mortuaire ; alors tache d’être naturel, Glandu. Nous livrons un chargement de tulipes à Bruxelles, vu ?
— Oui, oui.
Tout juste s’il ajoute pas : « Patron ».
Les douaniers sont rares et somnolents. Ils n’en ont rien à branler de notre chargement. Qu’à peine ils entrouvrent l’une des deux portes arrière pour mater la moisson.
On passe.
Ouf ! Adios Bas-Pays.
En territoire belge je me sens délivré. Ici, l’homme aux cheveux d’or ne peut rien contre nous. J’offre une collation dans un relais d’autoroute à mon vaillant chauffeur. Rasséréné, il clape de bon appétit et ne fait aucune difficulté pour répondre à mes questions.
La douane franco-belge est encore plus aisée à franchir. Un beurre.
Et maintenant : à nous deux Pâris[17] !
Ils ne sont pas très frais, mes passagers, une fois dégagés de leurs tulipes. Dans l’impossibilité de se mouvoir et la nature l’exigeant, ils ont fait sous eux. Que ça te serve de leçon, baron, lorsque tu embarques des gaziers dûment ligotés, n’oublie pas de leur mettre des Pampers.
Contrairement à ce que tu peux imaginer, c’est à l’hôtel particulier du Vieux que je carillonne sur les quatre plombes du mat’, après avoir menotté mon chauffeur à son volant et confié l’un de mes feux à Béru en lui recommandant d’ouvrir l’œil.
Le vaiet de chambre anglais d’Achille vient me délourder, en robe de chambre en tissu-éponge, aux couleurs britanniques, achetée je suppose dans Carnaby Street. Le cheveu gris-blond collé sur son front plat par la sudation nocturne, l’œil farineux et aussi éloquent que celui d’un mérou défunt, il m’accueille avec son impassibilité proverbiale. Aussi raide et gourmé que lorsqu’il trimbale le Dabe dans sa Rolls Phantom des années 30.
Ma frime sinistrée, que j’ai juste lavée à un lavabo d’autoroute, ne le trouble pas plus que ma mise fatiguée et ma barbe poussante. Je lui déclare que je dois parler au Vieux d’urgence et il me prie de m’obstruer le trou duc avec le satin perle d’un canapé chinoisant.
Le salon est très cossu. On sent qu’il n’est pas issu d’un garde champêtre, Achille. Que madame sa maman n’a jamais fait de ménage, fût-ce le sien. Un cartel émaillé bat la breloque sur une cheminée Louis XV. Des tableaux aux cadres dorés représentent des oisifs de cette époque à la con, en train de nouer des rubans à des moutons stupides ou de pousser, pousser, l’escarpolette. Une odeur de vieille richesse héréditaire flotte dans la pièce tendue de soie jaunissante. Des livres inlus, aux reliures mordorantes, mettent une touche de culture au milieu de ce luxe bateau pour bourgeois indécrottables.
Mon épuisement prend le dessus, soudain, à cause de mon immobilité et du silence. Je m’endors en trombe.
La toux forcée, sèche et péremptoire du Daron me sursautenréveille. Il est là, sublime : pyjama de soie bleue, robe de chambre en velours marine, avec des brandebourgs pour s’il voulait interpréter le Concerto brandebourgeois (si cher aux Calaisiens). Il a pris le temps de s’oindre et il sent l’eau de fleur de cédrat, ce parfum discret de chez Guerlain (Pinpin) dont usent les aristocrates, les officiers supérieurs en retraite, les vieux urologues amoureux ainsi que ton serviteur, car c’est le seul que je supporte sans éternuer seize fois lorsque je débouche le flacon.
— Votre visite est bien matinale, mon cher, fait-il d’un ton de reproche suffisamment proéminent pour être remarqué.
C’est un tyran, Achille, faut oser l’admettre. Chef goulaguier par vocation. Y a du chat à neuf queues dans sa prunelle, certaines fois. De l’intonation pour peloton d’exécution, à d’autres. Il me dévisage avec cet écœurement léger qu’on marque vis-à-vis d’un serveur de restaurant sentant fort des aisselles.
Ses collaborateurs, il aime pas les trouver sanguinolents et hâves dans son salon, au petit morninge. Il les lui faut toujours pimpants, lumineux comme les images représentant Bayard au pont du Garigliano.
— Je reviens de loin, lui dis-je.
— Amsterdam, c’est presque la périphérie de Paris, ricane-t-il.
— Mais l’Enfer notre territoire d’outre-mer le plus lointain, monsieur le directeur.
Il hoche la tête.
— Que de grands mots. Nous allons voir cela.
Il sonne son vieux branleur rosbif et lui demande de lui apporter le café.
— En prendrez-vous aussi ? me demande Achille, style pourboire.
Je me fâche :
— Je crois plutôt que c’est vous qui allez en prendre aussi, patron !
Le Déplumé encaisse sans broncher. Juste son regard qui fermente un peu. Il s’assied face à moi, croise ses jambes. Son panard d’aristo est veiné de bleu pâle. La mule vernie qui le chausse se balance au bout de ses radis pédicurés[18].
— Ça a été tellement dur ? compatit-il, tout de même frappé par ma délabrance.
— Pas mal, merci.
Et me voilà à narrer consciencieusement, sans rien omettre.
Il écoute en examinant ses ongles, puis en buvant sa tasse de caoua pur arabica, goût grand-mère avec arôme gringo.
Ça aussi, il sait faire : écouter. Ecouter sans se manifester. Restant sur son piédestal, le bougre, pour à la fin, slalomer à sa convenance après une période de méditance impressionnante.
— D’après vos affirmations il appert[19] que le chef de la police d’Amsterdam serait un gangster, un chef de bande, un…
— Oui, monseigneur.
— Se peut-il ?
— Il se pneu, réponds-je en me régalant de ce bas calembour qui ne lui est pas perceptible.
Le Vioque masse ses tempes glabres, puis enfonce son auriculaire dans l’une de ses cages à miel qui le démange et l’y secoue fortement pour mieux écouter ensuite la voix de sa conscience.
19
Du verbe défectif apparoir, que je te recommande chaleureusement car il reste beaucoup trop sur la touche, le pauvre.