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— Cela paraît insensé ! déclare-t-il.

Ça l’est, mais cela est !

— Admettons.

— Oh, oui, de grâce : admettez, patron ! Admettez de fond en comble !

— Si j’en crois les résultats de votre enquête, ce chef félon (y a que lui pour employer encore ce mot tombé en désuétude) était acoquiné avec l’armateur Hans Bergens pour diriger un empire de la drogue étendant ses ramifications sur l’Europe et l’Amérique du Nord ?

— Exact, patron. Mais comme toujours sur les bateaux commandés par deux capitaines, on s’aperçoit qu’il y en a un de trop. Commence alors une sourde lutte entre les deux hommes pour l’élimination de l’autre.

Je me sers, sans y être invité, une deuxième tasse de café.

— Dans le cas présent, monsieur le directeur, la lutte fut unilatérale. C’est Hieronymus Krül qui décida la liquidation de son partenaire pour l’excellente raison que celui-ci perdait la raison. Il n’est que de visiter le bureau où il conduisait ses affaires pour s’en convaincre : une étable ! Dans un gratte-ciel ! Au vingt-cinquième étage !

Achille sourit.

— Effectivement, reconnaît-il, c’est déconcertant.

— Je ne vous le fais pas dire.

J’avale quelques gorgées du breuvage reconstituant, dont Honoré de Balzac m’a enseigné toutes les vertus, car il m’avait à la bonne, ayant très vite pressenti que je deviendrais un jour son successeur.

— Certes, d’après ses familiers, Bergens a toujours été un « original » ; mais peu à peu, sa fantaisie tournait à la folie ; ses caprices excessifs inquiétaient son entourage. Krül attendait une occasion de se débarrasser de lui ; mais comme les deux hommes avaient pas mal d’associés mineurs, il tenait à ce que la chose se fît de telle sorte qu’il ne fût pas suspecté.

— Plan génial, me devance le Marmoréen en se grattant sous les testicules avec distinction. Utiliser Bérurier comme bouc émissaire dénote un esprit d’à-propos machiavélique. Après la propagation de ce film odieux dont la Bérurière en chaleur, sautée par tout un équipage, est la vedette, il n’était pas difficile de transformer en assassin le mari ivre de vengeance. Krül a fait appeler votre abruti de copain de toute urgence par Bergens. Le poussah immonde a donné tête baissée dans le panneau. Il est allé hurler dans le bureau de Bergens où se tenaient les deux hommes. Ce gros sac à tripes prétend qu’ils l’ont asticoté en lui disant que sa digne épouse (digne de lui, s’entend) avait insisté pour copuler avec tous les hommes de ce bateau. Fou de rage, l’Apôtre est parti en vociférant. Dès qu’il a eu claqué la porte, Krül a fait éclater la tête de son associé et s’est débiné par une issue secrète connue seulement des deux compères. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

Son truc, Achille, c’est qu’après chaque rapport que tu lui fais, il te le raconte à son tour, comme pour en prendre possession pleinement, et il y met tant de conviction que tu finis par te demander si c’est toi ou lui qui a réuni les éléments. L’art de s’approprier les marrons que tu t’es brûlé les paluches à sortir des braises.

— Vous comprenez, San-Antonio, il ne restait plus qu’à ébruiter l’affaire Bérurier et à donner des instructions pour qu’on tire à vue sur le meurtrier du fameux armateur. Pas mal combiné, hé ? Mais j’ai pigé tout de suite la malice. Moi, vous me connaissez, mon petit ?

— J’ai cet honneur, conviens-je.

— Bergens trucidé par un ancien ministre français cocu ! Vous parlez d’une facture ! Ça, c’est le style ! Mon homologue néerlandais est franchement démoniaque. Et le voici seul maître à bord.

— Seul maître à bord, mais considérablement gêné aux entournures, monsieur le directeur, puisque nous avons pu glisser entre les mailles de ses filets, Bérurier et moi. Et que nous disposons désormais de quatre témoins.

Achille réfléchit, arrange le col de son pyjama par-dessus celui de la robe de chambre. Et le voilà qui se dresse, statue du Commandeur, droit, haut, grand, impressionnant.

— Votre affaire est foireuse, mon vieux ! fait-il, d’un ton presque haineux. Vous vous pavanez. Vous vous prenez pour Superman. Vous faites des effets de voix, de style, de menton. Qu’y a-t-il derrière tout ça ? Je le dis ou je le dis pas ? Tant pis, je le dis : de la merde ! Vous croyez rapporter la vérité, mais elle est restée en Hollande, mon petit ami, la vérité. Vous êtes très fier d’avoir amené ici de force et arbitrairement des gens qui au grand jamais, sauf en cas de sévices, ne parleront. Que voulez-vous que j’en foute, moi, de vos témoins kidnappés. Les arrêter ? Pour quel motif ? C’est eux qui porteront plainte et qui auront gain de cause. Car vous les avez molestés et expatriés de force. Si la chose est connue, j’aurai le monde entier sur le poil. La Ligue des Droits de l’Homme, les Affaires étrangères, l’Intérieur dont le nouveau ministre n’est pas un va-de-la-gueule analphabète, lui ! Tout ce que vous pourrez affirmer, l’excrémentiel Bérurier et vous, concernant les événements d’Amsterdam, sera démenti, fera l’objet d’un monstrueux incident diplomatique. On réclamera l’extradition de votre pachyderme et la France ne pourra la refuser. Coup d’épée dans l’eau. Vous savez ce que vous allez faire, San-Antonio si malin ? Vous allez rebrousser chemin et vous démerder pour reconduire ces gens dans leur pays. Je ne veux pas qu’ils sortent de ce fourgon ! Bérurier oui, à la rigueur, il est blessé et ressortissant français ; mais les autres, les autres : ramenez-les à leurs moulins à vent. Et tout de suite !

Il se tait. Comme il est sombre de mise et blanc de peau ! Il ressemble à un condor des Andes, avec sa tronche déplumée et son regard de rapace.

— Monsieur le directeur, comment pouvez-vous exiger une pareille chose ? questionné-je, sceptique.

— Parce que c’est la seule manière d’éviter une catastrophe, ou du moins de l’atténuer. Partez, San-Antonio. Allez cracher l’Obèse sur le seuil d’une pharmacie de garde et reprenez l’autoroute du Nord. Et maintenant autre chose, l’ami : vous avez brassé d’étranges bouillons sans exécuter la mission que je vous avais confiée, mon drôle.

— Ah ! vraiment ! articulé-je en produisant le bruit gluant d’une cuiller de bois dans un pot de mélasse !

— Pourquoi vous ai-je expédié en Hollande, commissaire ? Vous ne vous en souvenez peut-être plus après ces tribulations pour bandes dessinées. Eh bien ! je vais vous rafraîchir la mémoire ! Je vous ai prié de retourner chez ces marchands de fromages pour découvrir deux choses précises. La raison du rapt de la Bérurière et de son viol collectif par tout un équipage. Et ce que l’on comptait exiger du ministre de l’Intérieur. Vous n’avez apporté de réponses à aucune de ces deux questions que je sache ?

Il sonne son vieux kroum à roulettes.

— Raccompagnez le commissaire ! lui ordonne-t-il. Moi je retourne me coucher à moins que… Non, vous sortirez la voiture, je vais aller finir ma nuit chez Mlle Zouzou, histoire de lui faire une bonne surprise.

— Vous la saluerez pour moi, monsieur le directeur, lancé-je sur le pas de la porte. Et méfiez-vous : pour prometteuse qu’elle soit, la bandaison du matin n’est pas toujours opérationnelle !

L’avantage, avec les personnes placides, c’est qu’elles sont un tout petit peu moins chiantes que les autres du fait qu’elles jactent avec précaution. Le con bavard, vibrionnant, est le pire de tous car sa connerie te fait l’effet d’une ruche en activité. La fausse Mme Bérurier est une personne calme qui regarde venir comme une dame pipi dans son antre, assise et tricotante. Elle salue les vessies pleines qui arrivent, remercie les vessies vides qui s’en vont sans jamais se départir de son impassibilité de pissotière.