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Une brume sèche, poudreuse, Comme venue du Gobi. Terre ! Terre à l’horizon. La mer et le ciel Se fondent dans un même brun. Surgit une tour de pierre, Puis une grande jetée, devant un port.

L’un des marins lança joyeusement : « Alexandrie ! » Bold avait entendu ce nom, mais n’en savait pas davantage. Nous non plus. Et si vous voulez savoir comment tout cela continue, vous n’avez qu’à lire le chapitre suivant.

3

En Égypte, notre pèlerin est vendu comme esclave ; à Zanj, nouvelle rencontre avec les inévitables Chinois

Ses ravisseurs naviguèrent jusqu’à une plage, amarrèrent leur barque à l’aide d’une pierre attachée à une corde, ligotèrent Bold et le laissèrent à bord, sous une couverture.

C’était une plage pour les petits bateaux, non loin d’un immense quai, de l’autre côté de la digue, où mouillaient de plus gros navires. À leur retour, les hommes étaient soûls et se disputaient. Ils tirèrent Bold de la barque, lui délièrent les jambes et, sans lui adresser la parole, le poussèrent vers la muraille de la ville, que Bold trouva bien vieille et poussiéreuse, blanchie par les vents marins et puant au soleil comme un poisson mort – on en voyait d’ailleurs de grandes quantités pourrir çà et là. Sur les quais, devant un immense bâtiment, se trouvaient des balles de tissus, des caisses, des jarres en terre ; puis un étal de poissons, qui lui fit venir l’eau à la bouche en même temps que son estomac se mettait à gargouiller.

Ils arrivèrent au marché aux esclaves. C’était une place carrée avec une estrade au milieu, qui ressemblait un peu à celles des écoles de lamas. Trois esclaves furent vendus rapidement. Les femmes mises en vente suscitaient le plus d’intérêt et de commentaires dans la foule. Elles étaient nues, à l’exception de cordes et de chaînes, d’ailleurs inutiles. Elles se tenaient là, l’air absentes ou abattues. La plupart étaient noires, quelques-unes hâlées. On se serait cru à la fin d’une vente aux enchères, quand on brade le rebut. Avant Bold, une gamine émaciée de dix ans fut achetée par un gros homme habillé de robes de soie sales. La transaction se fit dans une sorte d’arabe, et elle partit pour quelques pièces d’or, dans une monnaie dont Bold n’avait jamais entendu parler. Il aida ses ravisseurs à lui retirer ses vieux habits.

— Inutile de m’attacher, essaya-t-il de leur dire en arabe.

Mais ils ne l’écoutèrent pas et lui entravèrent les chevilles.

Il marcha jusqu’à l’estrade, dans la chaleur cuisante du soleil. Il sentait mauvais, et il se rendit compte que son séjour dans la contrée vide l’avait laissé aussi amaigri que la petite fille qu’on venait de vendre. Il n’avait plus que la peau sur les os. Il se redressa, regarda le soleil tandis que les enchères commençaient et se récita le soutra du Lapis Lazuli : « Les démons étrangers de la méchanceté parcourent la Terre. Parti, parti ! Le Bouddha renonce à l’esclavage ! »

— Est-ce qu’il parle arabe ? demanda quelqu’un.

Un de ses ravisseurs lui flanqua un coup de coude, alors Bold lança, en arabe :

— Au nom de Dieu le miséricordieux, le très miséricordieux, je parle arabe, et aussi turc, mongol, ulu, tibétain et chinois.

Puis il commença à réciter la première sourate du Coran ou du moins ce qu’il en savait encore, jusqu’à ce qu’on tire sur sa chaîne, ce qu’il interpréta comme l’ordre de se taire. Il avait très soif.

Un petit Arabe fluet l’acheta pour vingt quelque chose. Ses ravisseurs eurent l’air contents. Ils lui tendirent ses vêtements alors qu’il descendait de l’estrade, lui flanquèrent une tape dans le dos et s’en allèrent. Il s’apprêtait à remettre son vieux manteau crasseux lorsque son nouveau propriétaire l’arrêta et lui tendit une sorte de drap de coton propre.

— Enroule-toi là-dedans et laisse tes vieux vêtements ici.

Surpris, Bold regarda par terre les vestiges de son ancienne vie. Ce n’étaient que de vieilles hardes, mais elles l’avaient suivi jusqu’ici. Abandonnant le couteau caché dans sa manche, il récupéra son amulette, mais son nouveau maître la lui prit et la jeta sur sa défroque.

— Allons, je connais un marché à Zanj où je peux vendre un barbare comme toi trois fois le prix que je t’ai payé. En attendant, tu peux m’aider à préparer notre voyage jusque là-bas. Tu comprends ? Aide-moi, et tout ira mieux pour toi. Je te donnerai plus à manger.

— Je comprends.

— Tu as intérêt. N’essaye même pas de t’échapper. Alexandrie est une ville superbe. Les mamelouks y font régner une loi encore plus dure que la charia. Il n’y a pas de pardon pour les esclaves en fuite. Ce sont des orphelins ramenés ici des confins de la mer Noire, des hommes dont les parents ont été tués par des barbares comme toi.

En fait, Bold avait lui-même tué quelques-uns des hommes de la Horde d’Or, aussi hocha-t-il la tête sans faire de commentaires.

— Les Arabes les ont élevés selon les préceptes d’Allah, et ce sont maintenant plus que des musulmans, dit son maître avec un sifflement suggestif. On les a entraînés à diriger l’Égypte sans se préoccuper des détails, à n’être fidèles qu’à la charia. Crois-moi, tu n’aimerais pas tomber sur eux.

— Je comprends, acquiesça Bold.

Traverser le Sinaï rappelait à Bold ses voyages en caravane, dans les déserts du cœur du monde, si ce n’est que, cette fois, il marchait en compagnie des esclaves, au milieu des nuages de poussière, dans le sillage des chameaux. Ils avaient rejoint le haj de l’année. Un nombre incroyable de chameaux et de pèlerins avaient foulé cette route dans le désert, et maintenant c’était une large piste poussiéreuse passant au pied de collines rocailleuses. Ils croisèrent quelques groupes, plus petits, qui montaient vers le nord. Jamais Bold n’avait vu autant de chameaux.

Le caravansérail était une vieille bâtisse aux murs lépreux, couverts de salpêtre. On n’ôtait jamais les cordes qui attachaient les esclaves les uns aux autres, et ils dormaient en rond par terre. Les nuits étaient plus douces que celles auxquelles Bold était habitué, ce qui compensait la canicule des journées. Leur maître, qui s’appelait Zeyk, leur donnait suffisamment à boire et à manger, matin et soir, les traitant en cela aussi bien que ses chameaux. Un commerçant prenant soin de ses marchandises et qui faisait de son mieux pour que la cordée d’esclaves dépenaillés reste en forme, se disait Bold, qui approuvait cette attitude. Si tous avançaient du même pas, la marche n’en était que facilitée. Une nuit, il leva les yeux et vit que l’Archer le regardait, du haut du ciel. Cela lui rappela les nuits qu’il avait passées seul dans la campagne vide.

Fantôme de Tamerlan, Dernier survivant d’un peuple de pêcheurs, Temples de pierre vides offerts au ciel, Jours de disette, petite jument, Arc et flèches ridicules, Oiseau rouge, oiseau bleu, perchés aile à aile.

Arrivés à la mer Rouge, ils montèrent à bord d’un bateau trois ou quatre fois plus long que celui qui les avait amenés à Alexandrie, et qu’ils nommaient indifféremment boutre ou sambouk. Ils suivaient la côte occidentale au plus près, par fort vent d’ouest, leur grande voile latine gonflée comme le ventre du Bouddha. Ils avançaient à vive allure. Zeyk nourrissait de mieux en mieux son lot d’esclaves. Il les engraissait pour le marché. Bold ingurgitait avec plaisir sa ration supplémentaire de riz et de concombres, et constatait que les plaies de ses chevilles commençaient à cicatriser. Pour la première fois depuis longtemps, la faim le laissait tranquille. Il avait l’impression de sortir du brouillard ou d’un rêve, de s’éveiller un peu plus chaque jour. Bien sûr, il était esclave, mais ce ne serait pas toujours le cas. Il arriverait forcément quelque chose.