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L’académicien Taine, les cheveux collés sur la tête, l’allure hésitante, le regard caché derrière ses lunettes à la façon des gens habitués à observer en dedans, à lire de l’histoire, à analyser dans les livres plutôt que dans l’humanité même, apporte une odeur d’archives remuées, de documents inédits qu’il vient de fouiller pour compléter son précieux travail sur la Société française ; et il déroule des anecdotes ignorées, il raconte de menus faits où tous les hommes de la Révolution, qu’on nous habitue à voir grands, sublimes, selon les uns, hideux, selon les autres, mais toujours grands, nous apparaissent avec toutes leurs faiblesses, leurs étroitesses d’esprit, leur insuffisance de vue, leurs travers mesquins et vils ; et il recompose les larges événements avec mille détails infimes comme avec des mosaïques on peut composer un décor qui produira beaucoup d’effet.

Voici le vieux camarade de Flaubert, Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la Bibliothèque Mazarine, saturé d’idiomes barbares et de grammaire comparée, gonflé d’érudition, parlant du verbe comme d’un personnage historique, et spirituel toujours.

Voici l’intime ami Georges Pouchet, le savant professeur du Muséum, qu’on prendrait plus volontiers, dans là rue, pour un jeune officier de cavalerie sans uniforme.

Puis, tous ensemble, ceux que Flaubert appelle ses jeunes gens, ceux qui l’aiment le plus, peut-être, et que le public, toujours subtil, classe en bloc sous l’étiquette de « naturalistes » : Céard, Huysmans, Léon Hennique. Puis, d’autres romanciers : Marius Roux, Gustave Toudouze, etc.

Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.

Et c’est à ce moment surtout qu’il fallait voir Gustave Flaubert.

Avec des gestes larges, où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans, comme la voile brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une mémoire fantastique, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles.

Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il la accompagnait dans l’antichambre où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et, quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur son large canapé, avant de passer son habit noir pour aller dîner chez sa grande amie, Mme la princesse Mathilde.

Gustave Flaubert d’après ses lettres

(Le Gaulois, 6 septembre 1880)

Personne ne porta plus loin que Gustave Flaubert le respect de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion, l’amour des lettres, a empli sa vie à son dernier jour. Il les aima furieusement, d’une façon absolue, sans rivale, et cette tendresse d’homme de génie, qui dura plus de quarante ans, n’eut jamais une défaillance.

Quand il n’écrivait point, il lisait et prenait des notes.

Aucune littérature, on pourrait presque dire aucun écrivain, ne lui demeurèrent étrangers.

Voici ce qu’on trouve en des lettres adressées à des dames de ses amies :

« Que vous dirai-je, belle et charmante ? J’étudie l’histoire des théories médicales et des traités d’éducation. Après quoi je passerai à d’autres exercices. J’avale force volumes et je prends des notes. Il va en être ainsi pendant deux ou trois ans ; après quoi je me mettrai à écrire. »

On lit dans une autre lettre :

« Votre ami a travaillé cet hiver d’une façon qu’il ne comprend pas lui-même. Pendant 1es derniers huit jours, j’ai dormi en tout dix heures. Je ne me soutenais plus qu’à force de café et d’eau froide ; bref, j’étais en proie à une effrayante exaltation. Un peu plus, le bonhomme claquait. »

Et dans une autre :

« ... Je travaille beaucoup. Je me baigne tous les jours, je ne reçois aucune visite, je ne lis aucun journal, et je vois assez régulièrement lever l’aurore (comme présentement), car je pousse ma besogne fort avant dans la nuit, les fenêtres ouvertes, en manches de chemise, et gueulant, dans le silence du cabinet, comme un énergumène. »

Il appartenait en effet à la race des travailleurs acharnés.

Pendant presque toute l’année dans sa propriété de Croisset, qu’il adorait, dès neuf ou dix heures du matin, il se mettait à sa besogne. Aussitôt son déjeuner fini, sans même faire un tour dans son grand jardin, il reprenait son labeur, et, toute la nuit, les mariniers qui descendaient ou remontaient la Seine se servaient de loin, comme d’un phare, des quatre fenêtres de « monsieur Flaubert ».

Il faudrait écrire, pour la faire épeler dans les classes aux petits enfants et l’apprendre par cœur aux aînés, cette vie superbe d’un grand artiste qui ne vécut que pour son art, mourut pour lui, fit taire son cœur, comme il le dit, refoula tout désir, éteignit même toute flamme charnelle. Il méprisa l’argent comme personne, dédaigna d’en gagner, se trouvait souillé par les discussions d’intérêt et, plein d’un mépris violent pour les distractions mondaines, les amusements, les joies et la plaisirs, il ne connut jamais d’autre bonheur que celui venant des livres. Il râlait parfois d’exaltation en déclamant de sa voix sonore quelque chapitre des grands maîtres.

Quoi qu’il fît, où qu’il allât, son esprit toujours ne pensait qu’aux lettres ; les personnes, les conversations, les attitudes ne lui apparaissaient plus que comme des effets à décrire, et quand il sortait d’un salon où la médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, accablé comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même stupide, affirmait-il, tant il possédait la faculté d’entrer dans la peau des autres.

Sensible à l’excès, impressionnable, vibrant sans cesse, il se comparait à un écorché que le moindre contact fait tressaillir de douleur ; et les grands chocs qu’il reçut lui vinrent peut-être de la bêtise humaine. Elle fut pour ainsi dire son ennemie personnelle, la désolation, le supplice de sa vie ; et il la poursuivit avec acharnement comme un chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal ou même entre les pages d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race entière ; et sa haine contre le « bourgeois » n’est qu’une haine contre la bêtise.