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il disait assurément une énormité aux yeux mêmes de Me Rousse, qui proclame aujourd’hui Madame Bovary un chef d’œuvre ! Mais au moins il parlait du livre dont il était question dans le procès.

Quand, après l’admirable description de la valse au château de la Vaubyessard, le même avocat confessait ingénieusement : « Je sais bien qu’on valse un peu de cette manière, mais cela n’est pas plus moral », énonçait-il une naïveté plus violente que celle de son successeur reprochant au romancier naturaliste son procédé d’observation derrière toutes les portes d’une maison ?

Mais Me Rousse devient désopilant tout à fait, quand, après avoir déclaré que Madame Bovary est un chef-d’œuvre, il conseille aux écrivains de revenir aux noms employés par Molière, La Bruyère, Lesage ou Beaumarchais qui valaient bien M. Zola, il le dit sans hésiter ; et quand il proclame encore que la littérature a descendu et non pas marché (ô mânes de Joseph Prudhomme ; écoutez-le).

Ainsi donc, bien qu’il ne soit pas un écrivain (il l’avoue avec une juste modestie) et encore moins un romancier (la chose n’est pas contestable), Me Rousse regrette Oronte, Alceste, Philinte et Célimène : et il juge avec sincérité que le chef-d’œuvre de Flaubert ne perdrait pas si Bovary s’appelait Dorante, Homais Clitandre, Rodolphe Théophraste, etc. Cela se passerait tout de même de nos jours, dans la campagne normande. Le médecin du bourg serait M. Dorante, et le pharmacien M. Clitandre ! Et ils parleraient naturellement comme parlent Homais et Bovary, puisque Me Rousse reconnaît que ce livre est un chef-d’œuvre !

Cependant comme il se trouve toujours des écrivains prétentieux qui veulent innover, et qui ne consentent plus à imiter Molière, même dans le choix de ses noms, Me Rousse, avec un sens artistique du sieur Homais-Clitandre lui-même, s’indigne que les romanciers ne prennent pas seulement pour baptiser leurs personnages tous les noms vulgaires comme Leblanc, Lenoir, Lerouge, Levert, Bertrand, Durand, etc.

Comme je veux nullement parler du procès, je me garderai bien d’objecter que Duverdy est un nom d’allure commune, un nom de mise en couleur tout comme Leblanc, etc. Duverdy vient de Levert comme Dublanchy, Dunoisey, Durougy, Dujauny, pourraient venir de Leblanc, Lenoir, Lerouge, Lejaune. Mais peu importe.

Ce qui importe par exemple c’est la prodigieuse intelligence de l’art moderne qui ressort de cette naïve opinion. Il faut vraiment être académicien pour ignorer aussi complètement ce que cherchent, ce que veulent dans les romans les artistes d’aujourd’hui. Ainsi donc, les Maufrigneuse, les Rastignac, le baron Hulot, Rubempré, et tous les immortels personnages de Balzac auraient pu s’appeler indifféremment, Leblanc, Lenoir, Legris, etc. Et Me Rousse prétend qu’on calomnierait Flaubert en le faisant soutenir la décisive importance du nom, lui qui disait : « Quand le nom est trouvé j’ai l’homme ; je l’ai jusque dans ses tics, les habitudes de son corps, sa figure, ses mouvements, et dans tous les replis de son cœur. »

Me Rousse n’oublie qu’une chose. C’est qu’au temps de Molière les personnages étaient de pures abstractions, représentant simplement des idées ; tandis qu’aujourd’hui ils sont des vivants, des individus coudoyés, l’un de nous quelconque. Il ne s’agit pas de discuter la supériorité artistique d’un système sur l’autre, mais de comprendre les modifications complètes survenues dans l’art moderne ; et l’honorable avocat, académicien, ne s’en doute pas plus qu’un aveugle du scintillement des astres. Cela est tellement vrai que pour prouver l’inutilité de la recherche des noms dans le Roman, de leur concordance intime avec le personnage, il cite... une pièce de vers burlesque d’Alfred de Musset où le poète fait parler justement deux symboles de la bêtise bourgeoise, Dupont et Durand, en dialogue immortel aux yeux de Me Rousse qui s’écrie : « Personne ne s’y est reconnu. » – Parbleu.

Il ne s’agit pas ici, je le répète, de la valeur des hommes, mais de ce qu’ils veulent faire. Que Me Rousse conteste tout talent à M. Zola c’est son droit. Mais s’il veut nous apprendre, après les enseignements de Balzac et de Flaubert, comment on nomme un personnage, par quel subtil travail d’esprit, par quelle intuition générale dont sont capables seuls les grands artistes, on arrive à faire concorder ce nom avec les allures morales et physiques d’un personnage, comment on crée un Bovary qui ne pourrait pas plus s’appeler Clitandre que Levert, comment on fait concourir les syllabes mêmes d’un mot à [un] tout homogène qui est un nom parfait, si Me Rousse veut faire cela, nous lui répondrons qu’il n’en a pas le droit car il vient de prouver qu’il n’y comprend absolument rien.

Mais est-il bien vrai qu’il n’y comprend rien ? Est-il indubitable qu’il n’ait pas reconnu en lui-même l’existence de la citation de Léon Gozlan, faite par un adversaire, « les uns (les noms) sont pleins sous leur enveloppe de mauvais instincts, les autres exhalent, par tous les pores, le musc de l’honnêteté et de la vertu ; ceux-ci font bondir les cœurs des vaudevillistes qui les donnent à leurs personnages comiques, etc. »

Me Rousse, peut-être, sait distinguer aussi bien que n’importe qui les différences radicales de l’art ancien et de l’art moderne ; et comprendre les impérieuses nécessités du roman d’analyse tel que l’ont conçu Balzac et Flaubert... mais..., il plaidait contre M. Zola. Oh ! S’il avait plaidé pour M. Zola, peut-être l’eussions-nous vu définir avec une singulière netteté les aspirations des écrivains actuels et les tortures de leur esprit devant les difficultés sans cesse croissantes de l’œuvre qu’on veut faire en tout semblable à la vie. Mais voilà ; Me Rousse plaidait contre l’écrivain, et qu’importe ce qu’on pense, il faut savoir soutenir le pour comme le contre, affirmer aujourd’hui ce qu’on niera demain.

Mais alors pourquoi soulever ces difficultueuses questions d’art et se faire passer pour inintelligent aux yeux de quiconque a l’exacte notion de ce que veulent et de ce que font, avec plus ou moins de talent, les romanciers d’aujourd’hui ?