— Se ami mwen. Gerry. Li cool. Descends de là et ouvre c’te putain de porte.
— Ne lui dis pas mon nom, dit Fegan.
— Quoi ?
— Ne lui dis pas mon nom. »
Pyè haussa les épaules. « Wi, dako, pas de nom. »
Bientôt, une lumière filtra entre les lames du rideau qui fut levé par le système d’ouverture automatique et s’arrêta à hauteur des yeux. La porte s’ouvrit. Pyè se pencha pour passer. Fegan le suivit.
« Referme », dit Pyè à Murphy.
Murphy s’exécuta. Il maintint le bouton enfoncé le temps que le rideau s’abaisse jusqu’à toucher terre.
Des guitares étaient suspendues aux murs tout autour de la boutique. Fegan s’approcha et les examina, lentement, en se rappelant la Martin qu’il possédait à Belfast, celle que Ronnie Lennox lui avait léguée. Il voulait apprendre à en jouer, mais c’était fichu maintenant.
« Qu’est-ce que tu veux, à cette heure-ci ? » demanda Murphy. Sa robe de chambre, ouverte, laissait voir un maillot de corps taché et un pantalon de pyjama. Ses chaussons étaient dépareillés.
« On monte, dit Pyè.
— Pour quoi ?
— Parle. Pour parler.
— On peut parler ici.
— Non, on monte », répéta Pyè.
Et là, sur le mur, Fegan la vit, avec sa tête qui portait l’inscription C. F. Martin. Elle ressemblait à la guitare que lui avait donnée Ronnie. Même forme, même taille. Le vernis manquait encore de cette patine dorée qui s’acquiert avec le temps, mais c’était quand même un bel instrument. Fegan caressa les cordes du bout des doigts. Il n’avait jamais entendu le son de la Martin de Ronnie. Sans doute se trouvait-elle toujours au coin du salon, dans son ancienne maison de Calcutta Street.
Murphy réagit aussitôt. « Ne touche pas à ça. Elle coûte très cher.
— Non, non, non[14], gronda Pyè. Tu laisses ami mwen Gerry, tu entends ce que je te dis ? »
Murphy leva les mains dans un geste d’excuse. « D’accord, Pyè. C’est juste qu’elle vaut cher.
— Ne lui dis pas mon nom, marmonna Fegan.
— Wi, padon.
— J’ai pas entendu ton nom, fit Murphy. Vas-y, touche-la tant que tu veux. Éclate-toi.
— On monte, je te dis.
— Bon, dit Murphy. Venez. »
En haut de l’escalier, une porte ouvrait sur un petit appartement nauséabond. De vieux journaux s’entassaient çà et là dans le salon. Murphy fit un rapide tour des lieux pour ramasser les magazines porno et les cannettes de bière vides. Il disparut dans une minuscule cuisine et jeta le tout sous l’évier.
Fegan et Pyè échangèrent un coup d’œil. Murphy revenait déjà.
« Alors, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
— Assis, dit Pyè.
— Bon sang, Pyè, tu me mets mal à l’aise. Parle ! »
Pyè désigna la seule chaise qui n’était pas encombrée de fatras. « Assis », répéta-t-il.
Murphy obéit.
Sur un signe de Pyè, Fegan alla se tenir derrière la chaise. Murphy pivota pour le suivre des yeux.
« Vous me faites peur, les gars, dit Murphy en gardant la tête tournée vers Fegan. Vous ne dites rien. Qu’est-ce que vous voulez ? T’as le droit de parler, M. Sans-Nom, ou bien tu es juste là pour jouer le méchant ?
— Mwen ami Gerry Fegan, li a pas pi méchant. Li a loupgawou. Li a boki, un sorcier. Li peu te fe beaucoup mal.
— Ne lui dis pas mon nom, dit Fegan.
— Wi, wi, Gerry. Pa inkietew.
— Pyè, je te comprends pas. » Détachant son regard de Fegan, Murphy fit face à Pyè. « Et ton pote, je le connais pas. Explique-moi ce que tu veux, je te le donnerai si je peux, OK ? Mais parle normalement, OK ? »
Pyè articula avec soin. « Tu achètes yo bijou Doyle. Tu dis que valent tant, après tu vends et tu dis que yo bijou valent pi que tant. » Pyè tendit les mains, paumes vers le haut, et s’approcha de Murphy. « Tant, pi que tant. Tre diferan. Ou mete lajan dans poche, wi ?
— Putain, je comprends rien. » Murphy regarda Gerry. « Gerry. Gerry, c’est bien ça ?
— Non, dit Fegan. Ce n’est pas mon nom.
— Qu’est-ce qu’il raconte, Gerry ?
— Je ne suis pas Gerry. Je m’appelle Paddy. Paddy Feeney.
— Wi, li Paddy Feeney. » Pyè pointa un doigt sur Fegan. « Li ka tabasser tre fo.
— Gerry, Paddy, je me fous de savoir comment tu t’appelles. » Murphy se tordait les mains. « Explique-moi juste ce qu’il veut.
— Je ne sais pas exactement, répondit Fegan. Pyè, qu’est-ce que tu lui dis ?
— Lajan ! cria Pyè. Doyle yo vle lajan.
— C’est quoi “lajan” ? demanda Fegan.
— Lajan ! » Pyè ouvrit tout grand les bras. « Les dollars, enfoiré. Les billets, les pièces pour acheter des choses, tu sais ce que je te dis ?
— L’argent ?
— Wi, lajan ! » Pyè se prit les cheveux à pleines mains dans un geste d’exaspération. « L’argent. T’es bouché ou quoi ?
— L’argent ? demanda Murphy. Quel argent ?
— Je ne sais pas, dit Fegan. Quel argent, Pyè ?
— Lajan à Doyle. » Pyè faisait les cent pas. « Tu dis que yo bijou valent tant. Ou achte Doyle, wi ? Mais tu sais que yo bijou valent pi que tant, tu vends et ou mete lajan dans poche. Wi ?
— Quoi ? » fit Murphy.
Fegan se pencha vers lui. « Je crois que j’ai compris. Tu as acheté des bijoux aux Doyle ?
— Oui. Ils avaient quelque chose à fourguer. Ils ont toujours du stock. Je ne demande pas d’où ça vient, je trouve juste un acquéreur. Et alors ?
— D’après Pyè, tu as sous-estimé les bijoux en les achetant aux Doyle. Ensuite tu les as vendus à leur vraie valeur, et tu as gardé la différence. Ça te paraît exact ? »
Murphy acquiesça, puis il fit non de la tête. « Oui, mais non, il se trompe. Complètement. C’est le marché, comment dit-on déjà ? Ça fluctue. » Il se tourna vers Pyè. « Le marché fluctue. J’ai donné le prix du marché aux Doyle. Tu comprends ? Quand j’ai revendu, le marché était en ma faveur. C’est tout.
— Les Doyle yo vle lajan, dit Pyè en sortant de sa poche un gros couteau de chasse à la lame dentelée. Ce couteau mwen. L’argent. Tout de suite, connard. »
Murphy regarda Fegan. « Gerry, dis-lui…
— Je ne suis pas Gerry.
— Je m’en fous, de ton nom. Explique-lui que j’ai payé un prix honnête, et que j’ai fait un bénéfice honnête.
— Je ne crois pas qu’il m’écoutera.
— J’ai pas l’argent. » Murphy baissa la voix et se souleva légèrement sur la chaise pour s’adresser à Fegan en aparté. « Tu sais combien coûte le loyer de cet appart ? D’accord, c’est moins cher ici, dans le New Jersey. Mais ils te pompent quand même le maximum, Gerry. Dans une semaine, je risque de me retrouver à la rue.
— Je ne suis pas Gerry. » Fegan se tourna vers Pyè. « Il dit qu’il n’a pas l’argent. »
Pyè haussa un sourcil. « Non[15] ? Dako.
— D’accord ?
— D’accord ? reprit Murphy en écho.
— Je te le dis, dako. » Pyè fit deux pas en avant et planta son couteau dans le bras de Murphy.
Murphy poussa un hurlement.
Fegan recula.
« Se lajan ou le sang. Pa diferan. » Pyè ressortit la lame et l’enfonça dans la cuisse de Murphy.
Murphy hurla encore.
« Bon sang, Pyè », dit Fegan.
Pyè retira le couteau. « Quoi ? Li a pas lajan, li a le couteau. L’un ou l’autre, les Doyle contents. »