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— Je me souviens maintenant. Vous avez été décoré ou quelque chose, non ? Il y avait un autre survivant. C’est vous qui l’avez sauvé.

— J’ai eu une médaille. »

Toner eut un rire sarcastique. « Vous la portez ?

— Je ne suis jamais allé la chercher.

— Pourquoi ? »

Lennon tira à nouveau sur la cigarette, qui lui brûlait la gorge. « Je n’avais pas envie. Maintenant, racontez-moi ce qui s’est passé hier. »

Toner s’exécuta. La veille au soir, au moment où il s’approchait de la porte de son immeuble, puis en voyant l’homme se rincer le visage dans la vieille Mercedes, il avait compris.

« Compris quoi ? demanda Lennon.

— Qu’il était là pour me tuer. » L’avocat parut soudain encore plus petit. « Je me suis enfui. J’ai couru jusqu’à mon immeuble, dans les étages, dans l’appartement, dans l’escalier de secours. Pendant tout ce temps, je me disais : “S’il y a quelqu’un d’autre, je suis foutu.” Mais le gars était seul.

— C’était qui ?

— Je n’en sais rien.

— Vous l’avez vu ? » Toner fit non de la tête. « Qui l’a envoyé, à votre avis ? »

Toner soupira. Son regard se perdit dans le vague. « Je vais vous répondre, parce qu’il faut que je raconte ça à quelqu’un avant de devenir complètement dingue. Je me ronge les sangs depuis des mois. Je suis mort de trouille. » Il éleva la voix d’un cran en gémissant. « Je n’arrive plus à manger. Je suis obligé de me bourrer la gueule pour réussir à dormir un peu. La première chose que je fais quand je me réveille le matin, c’est de vomir.

« Au début, je me répétais que tout était réglé, poursuivit-il. Fini, oublié. Pourtant, je savais que mon tour viendrait. Et puis j’ai appris ce qui était arrivé à Kevin Malloy. Ce n’était plus qu’une question de temps. Je savais qu’ils ne me laisseraient pas tranquille.

— Qui ça, ils ?

— Ils ? » Toner partit d’un rire cynique qui s’étrangla dans sa gorge. « Mais putain, “ils”, c’est tout le monde ! Les flics, les Anglais, le gouvernement irlandais, le parti, et Bull O’Kane, tant qu’on y est. »

Lennon se demanda s’il avait déjà perdu la boule. « Ça fait beaucoup, dit-il.

— Une collusion. Ils étaient de mèche, continua Toner d’une voix sourde, vibrante de colère. C’est ce qu’on raconte partout. La police, les Anglais et les loyalistes…. À en croire les gens, les loyalistes ne pouvaient pas poser une pêche sans que le MI5 ou la Branche Spéciale se précipitent pour les essuyer. »

Lennon rit. « Je les connais, les loyalistes. Chacun sait que…

— Chacun le sait, mais personne ne dit rien. Il y avait des ententes secrètes dans tous les coins, dans tous les sens. Entre les Anglais et les loyalistes, entre les loyalistes et les républicains. » Toner se tut, rouge et essoufflé. Il tira avec force sur sa cigarette, puis toussa. « Dans tous les coins, dans tous les sens, répéta-t-il. On n’en connaîtra jamais vraiment les dessous. Les petites choses et les plus grandes. Les loyalistes qui fournissaient de faux DVDs et des plaquettes d’ecstasy aux républicains. Les républicains qui fourguaient du diesel trafiqué et de la vodka de contrebande aux loyalistes. Tout ça nourri par la haine, sous couvert de se battre pour une putain de cause alors qu’ils ne faisaient que s’enrichir mutuellement. Et les assassinats. Combien des nôtres a-t-on manipulés pour qu’ils soient tués par les loyalistes ? Combien des leurs les loyalistes ont-ils manipulés pour que nous, on les tue ? Combien de fois ai-je pris un taxi pour apporter un nom écrit sur une enveloppe à un bar de Shankill[19], et deux jours plus tard, un pauvre bougre des Falls[20] se faisait dézinguer ?

— Je ne comprends pas, dit Lennon. Qu’est-ce que tout ça a à voir avec la tentative de meurtre d’hier soir ?

— Paul McGinty. » Toner leva sa main amaigrie pour compter sur ses doigts. « Michael McKenna, Vincent Caffola, le père Coulter, le flic qu’on a descendu dans ma voiture. »

Au nom de McKenna, Lennon sentit sa poitrine se serrer. Il flaira l’odeur du sang, la piste qu’il devait suivre. « Le règlement de comptes, dit-il. J’ai lu le rapport d’enquête. Il y avait un Écossais au milieu de tout ça, un ex-soldat. C’est lui qui a poignardé le prêtre. Il a trouvé la mort dans la fusillade de Middletown, avec McGinty.

— Davy Campbell. C’était un agent infiltré.

— Un agent ? Comment le savez-vous ? »

Les yeux fixés sur Lennon, Toner écrasa sa cigarette sur la table. « Parce que c’est moi qui l’ai fait entrer », dit-il.

Lennon en oublia sa propre cigarette dont l’extrémité incandescente lui chauffait pourtant les doigts. « Quoi ? Vous voulez dire que…

— Oui, j’étais une balance. Je rencardais le MI5 sur McGinty, et de là, les infos passaient à la Branche Spéciale, à la 14 Intelligence Company, et à tous ceux qu’on jugeait bon d’informer. Des ententes secrètes dans tous les coins, je vous ai dit, dans tous les sens. »

Lennon lâcha sa cigarette et l’aplatit sous son talon. « Bon. Alors, racontez-moi ce qui s’est vraiment passé. »

Toner poussa un long soupir en creusant sa maigre poitrine. Il prit une autre cigarette dans son paquet, n’en proposa pas à Lennon, et commença à parler.

34

Le Voyageur reconnut l’Audi du flic dans le parking de l’hôtel. « Eh merde », dit-il.

Il engagea sa grosse Mercedes sur le quadrilatère de bitume semé d’ornières et se gara derrière une camionnette. De sa place, invisible depuis l’Audi, il pouvait quand même surveiller la sortie du parking. Une fois le flic parti, il choperait Toner. Chambre 203, avait indiqué Orla.

Il abaissa sa vitre de quelques centimètres. La brise qui avait fraîchi en fin d’après-midi calmait la brûlure de son œil. Il se repositionna sur son siège pour ne pas appuyer l’épaule gauche contre le dossier.

Le flic le troublait. Allez savoir ce que l’autre petit merdeux lui racontait dans cette chambre. Toner l’avait-il vu, la veille ? Pourrait-il le décrire ? Et dans ce cas, le flic ferait-il le rapprochement avec l’homme qu’il avait croisé dans Eglantine Avenue un peu plus tôt ?

C’est alors que le Voyageur prit une décision. Tant pis si Bull O’Kane y trouvait à redire. Il s’occuperait du flic après avoir terminé son boulot. Dès qu’il aurait fait le ménage dans le bordel de O’Kane, il s’offrirait un petit plaisir avec cet emmerdeur en lui tordant le cou.

Voilà comment il s’y prendrait. C’était un grand gaillard large d’épaules, mais s’il pouvait le choper et lui balancer son genou dans le dos. Oui… Avec une bonne prise, en tirant d’un coup sec.

Le Voyageur se passa la langue sur la lèvre supérieure. Il pensa soudain à Sofia. Son odeur, la douceur de ses fesses et de son ventre. À l’étroit dans son jean, il se tortilla sur son siège et grimaça en sentant la douleur qui se ravivait dans son épaule. La grimace à son tour relança la démangeaison de son œil. Il serra les dents.

Sofia. Un sacré bon coup. Il n’avait jamais manqué de femmes, certaines dont il se souvenait, la plupart oubliées. Mais cette fille-là les surpassait toutes. Avec personne d’autre il n’avait connu une telle chaleur, une chaleur torride qui lui brûlait la peau à son contact quand, le visage enfoui entre l’épaule et le cou de Sofia, il était pris de tremblements en même temps qu’elle.

Dans sa magnanimité, il prit une autre décision : lui faire un bébé. Lorsqu’il en aurait fini ici, que tous ceux qu’il fallait tuer seraient morts, il retrouverait Sofia et la jetterait sur le lit en lui annonçant qu’enfin, elle allait avoir l’enfant tant désiré avec son défunt mari. Ensuite, une fois qu’elle serait tombée enceinte, il ne la reverrait plus jamais. Pas question de se retrouver coincé avec une femme et un môme ; il lui donnerait juste ce qu’elle voulait et la laisserait se débrouiller toute seule.

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19

Shankill Road : grande artère de Belfast qui traverse le quartier ouvrier du même nom, à prédominance protestante.

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20

Falls Road, ou The Falls : rue principale du quartier républicain à Belfast, voisine de Shankill Road dont elle est séparée par plusieurs murs de la paix.