Le garçon ouvrit l’arrière du téléphone. Un rectangle métallique tomba sur la table. « Regardez. La batterie a dû bouger quand vous l’avez fait tomber. »
Il réinséra la batterie, referma le boîtier et rendit le portable à Fegan en souriant. « Je vous parie qu’il marche maintenant. »
Fegan appuya sur le bouton. L’écran s’alluma. « Oui. Bravo.
— Je vous l’avais dit. »
La mère fit écho à son fils avec un sourire fier. « Il vous l’avait dit. » Ses joues étaient parsemées de taches de rousseur.
« C’est vrai, dit Fegan en lui rendant son sourire.
— Je m’appelle Grace. Et vous ?
— Paddy Feeney. »
Le téléphone vibra dans la main de Fegan. Son estomac se serra comme un poing. À l’écran, il lut : « Vous avez un nouveau message dans votre boîte vocale. »
« Ça ne va pas ? » demanda la femme.
Fegan voulut répondre, mais il s’aperçut qu’il avait bloqué sa respiration. Il toussa.
« Buvez un peu d’eau, dit-elle.
— Il faut que j’y aille.
— Oh. » Le sourire de la femme s’évanouit. « Eh bien, ravie d’avoir fait votre connaissance. »
Fegan hocha la tête. Il se leva, regarda le garçon. « Merci. » Puis il se dirigea vers la porte.
« Il n’y a pas de quoi », lança le garçon derrière lui.
« Hé ! » La serveuse rattrapa Fegan à la porte. « Vous ne payez pas votre sandwich ? »
Fegan sortit un billet de sa poche et le lui fourra dans la main. Il sortit dans le parking. Un autre avion passa en vrombissant.
« Hé ! cria à nouveau la serveuse. C’est un billet de cent dollars ! »
Fegan ne se retourna pas. Il grimpa l’escalier, se précipita vers sa chambre, déverrouilla la porte et la referma derrière lui. Il appela le numéro de la messagerie.
Une voix métallique répondit : Le service que vous demandez n’est pas accessible. Pour être mis en relation avec l’étranger, contactez votre opérateur en composant le… »
Il raccrocha. « Nom de Dieu. »
Marie avait appelé. Personne d’autre ne connaissait le numéro. Il ne pouvait y avoir qu’une seule raison.
Il glissa le téléphone dans sa poche, ramassa la liasse de billets sur la table de nuit ainsi que le passeport irlandais. Et s’il se faisait prendre au contrôle de sécurité ? C’était un risque à prendre. Il attrapa son sac et passa la bandoulière à son épaule.
Dehors, l’air froid sécha la sueur qui perlait sur son front et lui glaça le dos. Il pouvait attendre un taxi, ou gagner l’aéroport à pied en vingt minutes. Un avion partait pour Belfast dans quelques heures à peine. Six heures et demie de vol. Il y serait demain matin.
Pourvu qu’il n’arrive pas trop tard.
58
Tout devint rouge l’espace d’un instant, le temps que l’infirmière appuie un coton humide sur l’œil du Voyageur. La douleur flamba encore quelques secondes, et bientôt il ne resta plus qu’une pointe à vif sous le coton.
« On dirait un éclat de bois », dit l’infirmière. Il entendit le cliquetis des pinces qu’elle déposait sur un plateau métallique. « La cornée a été éraflée et la paupière est très infectée. Quand le saignement s’arrêtera, il faudra rincer votre œil et appliquer un peu de pommade antibiotique. »
Il ne les voyait pas, mais il sentait la présence des flics qui le surveillaient. Deux malabars, avec des visages taillés dans la pierre. Le genre de connards qui décidaient d’être flics juste pour pouvoir jouer les durs.
Son poignet droit était menotté au bord du lit, étroit et garni d’un mince matelas. Le bruit et l’agitation du couloir des urgences lui parvenaient par la porte ouverte. Sa main gauche reposait sur un oreiller. Son poignet le faisait souffrir, mais la douleur ne ressemblait pas aux élancements violents d’une fracture. Une entorse, probablement, et ce Lennon n’avait pas arrangé les choses. Avec en plus les battements lancinants derrière ses yeux, il se sentait l’envie de vomir. On lui avait fait une radio de la tête, du poignet, et quatre points de suture à la tempe. En le frappant juste au-dessous de l’endroit touché par le morceau de Kevlar, cette saleté de flic avait rouvert la blessure, ça pissait le sang. Un médecin allait arriver pour lire les clichés.
Quand l’infirmière changea le pansement de son épaule et demanda comment c’était arrivé, il répondit qu’il était tombé sur une aiguille à tricoter. Elle évita son regard. C’était un joli bout de fille. Plus agréable à regarder que les deux flics, en tout cas.
Elle lui nettoya l’œil avec un coton propre. Il y voyait plus clair maintenant. Le rideau en plastique s’ouvrit et le médecin entra, un dossier rouge sous le bras.
Lennon observait la scène, debout à la porte. Le Voyageur leva la tête et lui fit un sourire grimaçant. Agacé, Lennon se balança d’un pied sur l’autre.
« Recouchez-vous, dit le médecin.
— Du large. » Le Voyageur se redressa sur un coude en s’adressant à Lennon. Tant pis si son poignet lui faisait mal à hurler. « Vous et moi, on réglera ça plus tard. »
Lennon se détourna.
« Elle est pas vilaine, c’te Marie, lança le Voyageur dans son dos. Avant d’en finir, je vous laisserai regarder quand je la baiserai. »
L’infirmière fronça les sourcils d’un air réprobateur.
Les pas de Lennon s’éloignèrent dans le couloir. Le Voyageur cria encore : « Qu’est-ce que vous en dites ? Hein ?
— Recouchez-vous, ordonna le médecin. S’il vous plaît.
— Allez vous faire foutre. »
L’un des policiers s’avança, posa une main sur la poitrine du Voyageur et donna une forte poussée. Le Voyageur retomba sur le matelas, le souffle coupé. Il prit une grande inspiration puis cracha au visage du flic. Celui-ci leva le poing.
« Allez-y, dit le Voyageur. Essayez un peu, connard. »
Le policier secoua la tête et baissa lentement le poing. « Je te conseille de rester tranquille, sinon tu auras affaire à moi. Et je te ferai pas de cadeau. »
Le Voyageur rit. Il garda le sourire et se détendit, sans prêter attention ni à la douleur ni aux paroles du médecin qui lui manipulait la main. Détendu, les yeux au plafond, il n’émit pas un son.
59
Roscoe Patterson attendait à la porte de l’appartement. Tatouages du drapeau de l’Ulster et crânes effrayants ornaient ses avant-bras croisés sur sa poitrine. Il hocha la tête en les voyant arriver. Lennon portait la valise de Marie, elle tenait dans ses bras Ellen endormie.
Roscoe tendit la clé à Lennon. « J’ai un peu rangé, dit-il avec un clin d’œil.
— Merci. Personne ne sait qu’elle est ici, hein ?
— Ça, sûrement pas. » Roscoe donna une tape sur l’épaule de Lennon. « Fais gaffe à toi. »
« Qui est-ce ? » demanda Marie une fois que Roscoe eut disparu dans l’ascenseur.
Lennon déverrouilla la porte. « Un ami.
— Brave type », ironisa Marie.
Lennon entra dans l’appartement avec la valise. « C’est une ordure, mais une ordure honnête. Ça me convient. »
Marie le suivit à l’intérieur. « Tu as confiance en lui ?
— Je n’ai confiance en personne. » Lennon se dirigea vers la chambre en allumant les lumières sur son passage. Fidèle à sa parole, Roscoe avait escamoté les menottes, les vibromasseurs, la boîte de capotes, les photos pornos sur les murs. Il posa la valise sur le lit.
Marie hésitait dans le couloir.
« Tu devrais dormir un peu, dit-il.
— Toi aussi. Le canapé a l’air confortable. »
Lennon ne parvenait pas à sombrer dans le sommeil. Son corps réclamait le repos, mais son esprit battait la campagne. Chaque fois que ses pensées se laissaient capturer par les sables mouvants de l’endormissement, elles repartaient de plus belle et s’éparpillaient en tous sens.
L’inspecteur principal Gordon avait reçu sa déposition en présence de Dan Hewitt et de Uprichard, debout chacun à un coin de la pièce. Gordon s’était montré bourru, détaché. Lennon fit part de sa conviction : l’homme était responsable des morts respectives de Kevin Malloy, Declan Quigley, Brendan Houlihan et Patsy Toner. Il s’adressa autant à Gordon qu’à Hewitt, en guettant leurs réactions. Tous deux gardèrent un visage impassible.
Hewitt et Uprichard quittèrent la pièce, mais Gordon resta, tandis qu’un rond-de-cuir de la police Ombudsman[21] consignait la déclaration de Lennon. Il demeura silencieux, regardant droit devant lui, quand Lennon expliqua que le suspect bénéficiait probablement de la protection des forces de sécurité.
Une fois les rapports rédigés et le dépositaire en route vers son bureau, Gordon posa une main sur l’épaule de Lennon.
« Ce sont là des paroles dangereuses, mon garçon.
— C’est la vérité.
— La vérité est parfois traître. Un conseil, surveillez vos arrières. »
Marie et Ellen l’attendaient près de l’accueil lorsqu’il sortit à deux heures du matin. Marie avait été interrogée par un sergent. Ils ne parlèrent pas beaucoup non plus pendant le trajet jusqu’à l’appartement de Roscoe à Carrickfergus ; elle n’avait rien vu.
La lumière du jour fit une percée par l’interstice entre les rideaux du salon. Dehors, des mouettes criaient en tournoyant au-dessus de la marina. L’esprit saturé de fatigue, Lennon s’assoupit enfin.
Il rêva des femmes qu’il avait connues, celles à qui il avait menti, celles qu’il avait déçues. Il passait parmi elles, essayait de leur parler. Elles se détournaient, refusaient de l’écouter. Sa mère se tenait au milieu, serrant dans sa main une chemise en lambeaux. En s’approchant, il vit du sang sur le tissu. La chemise que Liam portait le jour de sa mort.
Sa mère dit quelque chose. Les mots se perdirent dans la clameur grandissante des femmes.
« Quoi ? » essaya-t-il de demander. Mais ses lèvres et sa langue engourdies étaient incapables d’émettre un son. Il essaya encore, d’une voix rauque. « Quoi ? »
Elle ouvrit la bouche. Ses paroles se confondaient maintenant avec une sonnerie insistante.
« Quoi ? » demanda à nouveau Lennon.
Sa mère sourit en reculant dans l’ombre. « Réponds au téléphone », dit-elle.