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— Combien de pages ?

— Trois ou quatre cents…

(Menteur…)

— C’est pour quand ?

L’annonce de la date fatidique déclenche un concert de protestations :

— Quinze jours ? Quatre cents pages (cinq cents) à lire en quinze jours ! Mais on n’y arrivera jamais, Monsieur !

Monsieur ne négocie pas.

Un livre, c’est un objet contondant et c’est un bloc d’éternité. C’est la matérialisation de l’ennui. C’est le livre. « Le livre ». Il ne le nomme jamais autrement dans ses dissertations : le livre, un livre, les livres, des livres.

« Dans son livre Les Pensées, Pascal nous dit que… »

Le prof a beau protester en rouge que ce n’est pas la dénomination correcte, qu’il faut parler d’un roman, d’un essai, d’un recueil de nouvelles, d’une plaquette de poèmes, que le mot « livre », en soi, dans son aptitude à tout désigner ne dit, rien de précis, qu’un annuaire téléphonique est un livre, tout comme un dictionnaire, un guide bleu, un album de timbres, un livre de comptes… Rien à faire, le mot s’imposera de nouveau à sa plume dans sa prochaine dissertation :

« Dans son livre, Madame Bovary, Flaubert nous dit que… »

Parce que, du point de vue de sa solitude présente, un livre est un livre. Et chaque livre pèse son poids d’encyclopédie, de cette encyclopédie à couverture cartonnée, par exemple, dont on glissait naguère les volumes sous ses fesses d’enfant pour qu’il fût à hauteur de la table familiale.

Et le poids de chaque livre est de ceux qui vous tirent vers le bas. Il s’est assis relativement léger sur sa chaise, tout à l’heure — la légèreté des résolutions prises. Mais, au bout de quelques pages, il s’est senti envahi par cette pesanteur douloureusement familière, le poids du livre, poids de l’ennui, insupportable fardeau de l’effort inabouti.

Ses paupières lui annoncent l’imminence du naufrage.

L’écueil de la page 48 a ouvert une voie d’eau sous sa ligne de résolutions.

Le livre l’entraîne.

Ils sombrent.

7

Cependant qu’en bas, autour du poste, l’argument de la télévision corruptrice fait des adeptes :

— La bêtise, la vulgarité, la violence des programmes… C’est inouï ! On ne peut plus allumer son poste sans voir…

— Les dessins animés japonais… Vous avez déjà regardé un de ces dessins animés japonais ?

— Ce n’est pas seulement une question de programme… C’est la télé en elle-même… cette facilité… cette passivité du téléspectateur…

— Oui, on allume, on s’assied…

— On zappe…

— Cette dispersion…

— Ça permet au moins d’éviter la publicité.

— Même pas. Ils ont mis au point des programmes synchrones. Tu quittes une pub pour tomber sur une autre.

— Quelquefois sur la même !

Là, silence : brusque découverte d’un de ces territoires « consensuels » éclairés par l’aveuglant rayonnement de notre lucidité adulte.

Alors, quelqu’un, mezza voce :

— Lire, évidemment, lire c’est autre chose, lire est un acte !

— C’est très juste, ce que tu viens de dire, lire est un acte, « l’acte de lire », c’est très vrai…

— Tandis que la télé, et même le cinéma si on y réfléchit bien… tout est donné dans un film, rien n’est conquis, tout vous est mâché, l’image, le son, les décors, la musique d’ambiance au cas où on n’aurait pas compris l’intention du réalisateur…

— La porte qui grince pour t’indiquer que c’est le moment d’avoir la trouille…

— Dans la lecture il faut imaginer tout ça… La lecture est un acte de création permanente.

Nouveau silence.

(Entre « créateurs permanents », cette fois.)

Puis :

— Ce qui me frappe, moi, c’est le nombre d’heures passées en moyenne par un gosse devant la télé par comparaison aux heures de français à l’école. J’ai lu des statistiques, là-dessus.

— Ça doit être phénoménal !

— Une pour six ou sept. Sans compter les heures passées au cinéma. Un enfant (je ne parle pas du nôtre) passe en moyenne — moyenne minimum — deux heures par jour devant un poste de télé et huit à dix heures pendant le week-end. Soit un total de trente-six heures, pour cinq heures de français hebdomadaires.

— Evidemment, l’école ne fait pas le poids.

Troisième silence.

Celui des gouffres insondables.

8

On aurait pu dire bien des choses, en somme, pour mesurer cette distance, entre le livre et lui.

Nous les avons toutes dites.

Que la télévision, par exemple, n’est pas seule en cause.

Qu’entre la génération de nos enfants et notre propre jeunesse de lecteurs, les décennies ont eu des profondeurs de siècles.

De sorte que, si nous nous sentons psychologiquement plus proches de nos enfants que nos parents ne l’étaient de nous, nous sommes restés, intellectuellement parlant, plus proches de nos parents.

(Ici, controverse, discussion, mise au point des adverbes « psychologiquement » et « intellectuellement ». Renfort d’un nouvel adverbe :)

— Affectivement plus proches, si tu préfères.

— Effectivement ?

— Je n’ai pas dit effectivement, j’ai dit affectivement.

— Autrement dit, nous sommes affectivement plus proches de nos enfants, mais effectivement plus proches de nos parents, c’est ça ?

— C’est un « fait de société ». Une accumulation de « faits de société » qui pourraient se résumer en ceci que nos enfants sont aussi les fils et les filles de leur propre époque quand nous n’étions que les enfants de nos parents.

— … ?

— Mais si ! Adolescents, nous n’étions pas les clients de notre société. Commercialement et culturellement parlant, c’était une société d’adultes. Vêtements communs, plats communs, culture commune, le petit frère héritait les vêtements du grand, nous mangions le même menu, aux mêmes heures, à la même table, faisions les mêmes promenades le dimanche, la télévision ligotait la famille dans une seule et même chaîne (bien meilleure, d’ailleurs, que toutes celles d’aujourd’hui…), et en matière de lecture, le seul souci de nos parents était de placer certains titres sur des rayons inaccessibles.