— Pas du tout… Ce que tu attends, toi, c’est qu’ils te rendent de bonnes fiches de lecture sur les romans que tu leur imposes, qu’ils « interprètent » correctement les poèmes de ton choix, qu’au jour du bac ils analysent finement les textes de liste, qu’ils « commentent » judicieusement, ou « résument » intelligemment ce que l’examinateur leur collera sous le nez ce matin-là… Mais ni l’examinateur, ni toi, ni les parents, ne souhaitent particulièrement que ces enfants lisent. Ils ne souhaitent pas non plus le contraire, note. Ils souhaitent qu’ils réussissent leurs études, un point c’est tout ! Pour le reste, ils ont d’autres chats à fouetter. D’ailleurs, Flaubert aussi avait d’autres chats à fouetter ! S’il renvoyait la Louise à ses bouquins, c’était pour qu’elle lui fiche la paix, qu’elle le laisse travailler tranquille à sa Bovary, et qu’elle n’aille pas lui faire un enfant dans le dos. La voilà, la vérité, tu le sais très bien. « Lisez pour vivre », sous la plume de Flaubert quand il écrivait à Louise, ça voulait dire en clair : « Lisez pour me laisser vivre », tu le leur as expliqué, ça, à tes élèves ? Non ? Pourquoi ?
Elle sourit. Elle pose la main sur la sienne :
— Il faut t’y faire, mon chéri : le culte du livre relève de la tradition orale. Et tu en es le grand prêtre.
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« Je n’ai trouvé de stimulant d’aucune sorte dans les cours dispensés par l’Etat. Même si la matière de l’enseignement avait été plus riche et plus passionnante qu’elle ne l’était en réalité, la pédanterie morose des professeurs bavarois m’aurait encore dégoûté du sujet le plus intéressant. »…
« Tout ce gué je possède de culture littéraire, je l’ai acquis en dehors de l’école. »…
« Les voix des poètes se confondent dans mon souvenir avec les voix de ceux qui me les firent d’abord connaître : il est certains chefs-d’œuvre de l’école romantique allemande que je ne peux relire sans réentendre l’intonation de la voix émue et bien timbrée de Mielen. Aussi longtemps que nous fûmes des enfants qui avaient de la peine à lire eux-mêmes, elle eut pour habitude de nous faire la lecture. »
(…)
« Et cependant, nous écoutions avec encore plus de recueillement la voix tranquille du Magicien… Ses auteurs préférés étaient les Russes. Il nous lisait Les Cosaques de Tolstoï et les paraboles étrangement enfantines, d’un didactisme simpliste, de sa dernière période… Nous écoutions des histoires de Gogol et même une œuvre de Dostoïevski — cette farce inquiétante intitulée Une ridicule histoire. »
(…)
« Sans aucun doute, les belles heures du soir passées dans le cabinet de notre père stimulaient non seulement notre imagination, mais aussi notre curiosité. Une fois que l’on a goûté au charme ensorceleur de la grande littérature et au réconfort qu’elle procure, on voudrait en connaître toujours davantage — d’autres « histoires ridicules », et des paraboles pleines de sagesse, et des contes aux significations multiples, et d’étranges aventures. Et c’est ainsi que l’on commence à lire soi-même[1]… »
Ainsi disait Klaus Mann, fils de Thomas, le Magicien, et de Mielen, à la voix émue et bien timbrée.
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Tout de même déprimante, cette unanimité… Comme si, des observations de Rousseau sur l’apprentissage de la lecture, à celles de Klaus Mann sur l’enseignement des Lettres par l’Etat bavarois, en passant par l’ironie de la jeune épouse du professeur pour aboutir aux lamentations des élèves d’ici et d’aujourd’hui, le rôle de l’école se bornait partout et toujours à l’apprentissage de techniques, au devoir de commentaire, et coupait l’accès immédiat aux livres par la proscription du plaisir de lire. Il semble établi de toute éternité, sous toutes les latitudes, que le plaisir n’a pas à figurer au programme des écoles et que la connaissance ne peut qu’être le fruit d’une souffrance bien comprise.
Cela se défend, bien entendu.
Les arguments ne manquent pas.
L’école ne peut être une école du plaisir, lequel suppose une bonne dose de gratuité. Elle est une fabrique nécessaire de savoir qui requiert l’effort. Les matières enseignées y sont les outils de la conscience. Les professeurs en charge de ces matières en sont les initiateurs, et on ne peut exiger d’eux qu’ils vantent la gratuité de l’apprentissage intellectuel, quand tout, absolument tout dans la vie scolaire — programmes, notes, examens, classements, cycles, orientations, sections — affirme la finalité compétitive de l’institution, elle-même induite par le marché du travail.
Que l’écolier, de temps à autre, rencontre un professeur dont l’enthousiasme semble considérer les mathématiques en elles-mêmes, qui les enseigne comme un des Beaux-Arts, qui les fait aimer par la vertu de sa propre vitalité, grâce à qui l’effort devienne un plaisir, cela tient au hasard de la rencontre, pas au génie de l’Institution.
C’est le propre des êtres vivants de faire aimer la vie, même sous la forme d’une équation du second degré, mais la vitalité n’a jamais été inscrite au programme des écoles.
La fonction est ici.
La vie est ailleurs.
Lire, cela s’apprend à l’école.
Aimer lire…
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Il faut lire, il faut lire…
Et si, au lieu d’exiger la lecture le professeur décidait soudain de partager son propre bonheur de lire ?
Le bonheur de lire ? Qu’est-ce que c’est que ça, le bonheur de lire ?
Questions qui supposent un fameux retour sur soi, en effet !
Et pour commencer, l’aveu de cette vérité qui va radicalement à l’encontre du dogme : la plupart des lectures qui nous ont façonnés, nous ne les avons pas faites pour, mais contre. Nous avons lu (et nous lisons) comme on se retranche, comme on refuse, ou comme on s’oppose. Si cela nous donne des allures de fuyards, si la réalité désespère de nous atteindre derrière le « charme » de notre lecture, nous sommes des fuyards occupés à nous construire, des évadés en train de naître.
Chaque lecture est un acte de résistance. De résistance à quoi ? A toutes les contingences. Toutes :
— Sociales.
— Professionnelles.
— Psychologiques.
— Affectives.
— Climatiques.
— Familiales.
— Domestiques.
— Grégaires.
— Pathologiques.
— Pécuniaires.
— Idéologiques.
— Culturelles.
— Ou nombrilaires.
Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi-même.
Et, par-dessus tout, nous lisons contre la mort.
C’est Kafka lisant contre les projets mercantiles du père, c’est Flannery O’Connor lisant Dostoïevski contre l’ironie de la mère (« L’Idiot ? Ça te ressemble de commander un livre avec un nom pareil ! »), c’est Thibaudet lisant Montaigne dans les tranchées de Verdun, c’est Henri Mondor plongé dans son Mallarmé sous la France de l’Occupation et du marché noir, c’est le journaliste Kauffmann relisant indéfiniment le même tome de Guerre et Paix dans les geôles de Beyrouth, c’est ce malade, opéré sans anesthésie, dont Valéry nous dit qu’il « trouva quelque adoucissement ou plutôt, quelque relais de ses forces, et de sa patience, à se réciter, entre deux extrêmes de douleur, un poème qu’il aimait ». Et c’est, bien sûr, l’aveu de Montesquieu dont le détournement pédagogique donna à noircir tant de dissertations : « L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. »