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— Salut, Alexandre-Benoît, fait-il. Tu as une mine superbe !

Le Dodu pouffe :

— C'est pas la mine qu'est le plus superbe, chez moi, César. J'ai une de ces petites surprises à te montrer qu'au pré à labié tu devras enlever ton râtelier, pas risquer de l'avaler.

On décide d'aller incontinent au buffet, écluser du café fort. Ces messieurs ont mal roupillé dans le train, et moi pas du tout, tu le sais.

Le matin est tout barbouillé, pisseux, sinistre, plein de contemporains aux gueules impossibles. Le débarquement d'un train de nuit, vois-tu, pour moi, c'est quasiment morbide. Une préfiguration du purgatoire, au cas où il existerait. Ces gens pas réveillés parce qu'ils ne se sont pas endormis, pas propres parce qu'ils ne se sont pas lavés, pas heureux parce que la gare de Lyon à sept plombes, après une nuit blanche, c'est une des plus formidables dégueulasseries de l'univers, ces gens titubants, arrivés à destination, ahuris, gueuledeboisés, sont comme des morts qui ne se seraient pas rendu compte qu'ils avaient passé de vie à trépas.

Et le buffet, donc ! Dis : le buffet de la gare de Lyon aux aurores, tu connais ?

On est silencieux, tout à coup, devant la fumée de nos caouas. Heureusement, le toubib retrouve l'usage de sa menteuse :

— J'ai raccompagné monsieur Pinaud, c'était la moindre des choses. Et puis il fallait que je vienne à Paris trouver un autre commanditaire. Maintenant que Klapusky… J'ai un énorme scandale à remonter, moi, mon pauvre commissaire. Tant qu'on aura pas retrouvé le fils Blumenstein… Au fait, rien de nouveau à son sujet ?

— Un peu, si.

— Dites vite, vieux.

— Il est mort.

— Mmmmmmmort ? s'étrangle le docteur Rèche.

— Complètement, renchérit Béru.

— Vous en êtes sûr ?

— Pour en être tout à fait sûr, c'est moi que je l'ai plombé, Doc, déclare Bérurier.

— Vous plaisantez, chère madame !

— Jamais avec un Colt, répond la fausse marchande de poissons en minaudant, coquette, l'habit parfois contrefaisant le moine.

L'instant m'est venu de devoir raconter.

Alors, je.

— Etes-vous abonné à Historia, ou à Miroir de l'Histoire, toubib ?

— Heu, non, pas tout à fait… Pourquoi ?

— Parce que, peut-être, à la faveur des nombreux écrits que ces honorables revues consacrent au nazisme, vous auriez pu connaître de la dynastie des Hatchum, cette vieille famille teutonne célèbre par ses produits chimiques. Elle finança Hitler, contribuant grandement à son avènement, travailla en partie sur la réalisation des VI, et fui démantelée à la fin de la guerre.

On pendit le vieil Hatchum, on fusilla le fils aîné, on viola les filles et la mère mourut de chagrin dans un hospice.

— C'est la vie, assure la Grosse Bérurière en grattant son énormité à travers sa jupe.

— La fille aînée, Gertrude, se réfugia en Espagne avec le magot des Hatchum déposé dans une banque suisse. C'était une femme combative. Outre la fortune familiale, elle avait emmené en exil une forte documentation concernant les recherches secrètes entreprises par les Laboratoires Hatchum.

Pinaud dodeline déjà. N'a plus la force de me filer le train, une fois descendu du sien, le Fané. Béru le réveille d'un coup de coude.

— Faudra qu'on aille aux chiches, que je te montre un truc peu banal, dit cet impatient.

— Quoi ?

Mister Bigzob prend la main de son vieux camarade. La convoie jusqu'à sa jupe.

— Touche !

— Je touche.

— Devine ce dont quoi il s'agite ?

— C'est ta cuisse ? T'as maigri, on dirait ?

— C'est pas ma cuisse !

— Alors qu'est-ce que c'est ?

Le Gros baisse la voix, bat des cils et chuchote, mutin.

— C'est… tu veux dire ?… glapahute Pinaudère.

Rèche qui n'a pas suivi et qui m'attend la suite cligne des yeux très vite comme un hibou au saut du nid.

— Et alors ? Et alors ? il grappine.

— C'est… Tu veux dire ?… glapahute Pinaudère, suffoqué.

— En personne, épanouit Béru.

La Vieillasse retire vivement sa main orthodoxe :

— C'est vraiment à toi ?

— Tout, roustons compris, jure le Majestueux. Un traitement miracle de leur saloperie de labo ; c'est quand même beau, la science, non ?

— Eh bien, mon cher, vous continuez ? s'impatiente Franck Rèche.

— Force m'est. Gertrude Hatchum se réorganisa en Espagne. Elle recréa des laboratoires, fonda un centre de recherches, seulement les Services secrets israéliens « s'occupèrent » d'elle et neutralisèrent ses entreprises. Vous savez combien ces gens ont la rancune tenace.

— Pire que des Arabes, encourage Rèche. Dommage qu'Hitler ait échoué dans sa mission, cela dit je ne suis pas raciste, vous le savez. Moi, les juifs, j'ai rien contre, fondamentalement parlant. Et pourtant je les ai eus en Algérie. Les juifs, les Arabes, les communistes, le Milieu, et maintenant les Hauts-Savoyards, tout, comment ai-je fait pour subir toute cette pègre sans devenir raciste, ça, c'est un des mystères de ma nature tolérante. Mais continuez, je vous en prie. Alors, cette gueuse de fille Hatchum, traquée par ces misérables Israéliens ?

— Elle finit par comprendre qu'elle n'arriverait à rien au grand jour. Alors elle prit ses dispositions pour disparaître, c'est-à-dire changer radicalement de personnalité, de vie, d'aspect et d'état civil naturellement. Elle se fait confectionner de faux papiers, au nom de Blumenstein. Pendant la guerre les juifs prenaient des identités aryennes, elle, elle opte pour une identité sémite, parce que cela lui semble être le refuge, le comble de la volupté pour cette haïsseuse de juifs…

Rèche ne peut pas se retenir :

— Ecoutez, je ne suis pas raciste, mais je comprends un peu sa haine pour cette race inconcevable. Il y a des moments, quand je prie surtout, car je prie beaucoup, des moments, dis-je, où je me permets d'interroger le Seigneur sur la nécessité de cette tribu d'amaqueurs, de pestilentiels, de Judas honteux. S'agit-il d'une erreur de Sa part ? D'une forme de dégénérescence ? D'une épreuve placée sur la route des gens de bien pour les aider à mériter le Ciel ? Je me demande. Je suis perplexe…

— Ecoutez, Rèche, soyez perplexe, mais laissez-moi terminer. J'ai des lecteurs sur le feu, moi, et ils attendent.

— Pardon. Excuse. Je suis un impulsif. Impulsif, mais pas raciste, oh non, surtout pas, ne vous méprenez pas surtout. Vous disiez donc que cette charmante jeune femme nazie a changé d'identité et s'est fait appeler Blumenstein. Sacrée ruse, hé ? Bravo, ma poule. Elle devait avoir du chignon, la coquine. Mais attendez, Blumenstein, vous dites ? Vous avez bien lancé ce nom ? Blumenstein ? Comme le fils de la lessive Patemouille ?

— Sa mère.

Il se masse la nuque comme à la suite d'une gueule de bois lorsque, au réveil, il y a une espèce de matin de pâques dans ta tronche.

— Sa mère ? Vous dites sa mère. Vous voulez dire… sa mère ?

— Je veux dire sa mère.

— Mais je la connais, sa mère.

— Je sais.

— Elle n'a rien… Elle n'est pas… Elle est un peu…

— Je sais, je sais. Cela vous prouve à quel point une femme résolue peut modifier sa personnalité pour atteindre son but.

— Mais enfin, Santantatonio… Elle est frappadingue, cette vieille ?

— Qu'elle se soit plus ou moins prise à son jeu n'est pas exclu. En tout cas, il lui reste assez de lucidité pour continuer de driver le plus étonnant réseau qu'il m'ait été donné de démasquer, mon cher. Selon moi, elle a consacré toute son intelligence et toute son énergie à une cause à laquelle elle a sacrifié sa vie de femme. Son existence n'aura été que l'édification d'un extraordinaire paravent à l'abri duquel elle a accompli son œuvre. Devenue Blumenstein, elle a voulu se mettre complètement à l'abri en épousant un con nommé Michu. Suprême astuce. Pendant plusieurs décades, Gertrude a supporté la sottise épaisse et les grossièretés d'un faux maquignon déguisé en homme d'affaires, en lui laissant entendre qu'il avait barre sur elle. Et pendant ce temps, dans l'ombre, l'araignée Hatchum tissait sa toile.