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Les rires s’estompent.

Je prends l’air dégagé.

— C’est une expérience unique. Il y a huit ans que j’ai envie de la faire. Cette fois, je suis prêt.

Katja intervient.

— Qu’est-ce qu’elle a de particulier, cette montagne ?

Maxime prend les devants.

Il connaît le sujet et compte le faire savoir.

— Elle est située dans le massif du Mont-Blanc, c’est l’une des voies d’accès vers le mont Maudit. Parmi les plus difficiles, avec des pentes de neige et de glace à plus de cinquante degrés et des parois verticales qui se grimpent aux piolets, à la force des poignets, suspendu dans le vide.

Je relativise.

— C’est surtout l’une des plus belles balades à faire dans le coin. Elle offre une vue imprenable sur le versant italien du Mont-Blanc.

J’espérais faire diversion, il surenchérit.

— Une balade ? C’est un euphémisme. Tu penses qu’on se balade sur l’Androsace ? Ce truc défie l’imagination.

Mon apparente décontraction le désarçonne.

Il attrape sa serviette, s’essuie la bouche et s’adresse aux autres convives.

— Imaginez-vous quelques instants en train de marcher sur une passerelle étroite tendue entre deux gratte-ciel avec un précipice de deux mille mètres de chaque côté.

S’il voit ce passage comme une partie de roulette russe, je le perçois comme la promesse d’un moment de plénitude et de pureté rares. Une fraction d’éternité qui restera gravée dans ma mémoire jusqu’à mon dernier souffle. Un laps de temps durant lequel je serai, tel un funambule, en équilibre avec les éléments, à la merci des dieux.

Je balaie l’objection d’une main.

— Cette course est un flirt avec l’absolu. La beauté surpasse la difficulté. D’autres sont bien plus ardues, la pointe Fourastier, par exemple. Et puis, de toute façon, il y a des fins plus nobles que d’autres.

Laure et Didier me dévisagent, l’air grave.

La vibration de mon téléphone arrive à point nommé.

Je me lève.

— Je vous prie de m’excuser.

Je consulte l’écran. La personne ne fait pas partie de mes contacts et le numéro ne me dit rien.

— Jean Villemont.

— Bonsoir, maître Villemont.

L’homme parle d’une voix traînante, avec un accent arabe.

— Je vous écoute.

— Excusez-moi de vous déranger. Vous ne me connaissez pas, je suis Adel Bachir, j’ai eu votre nom par un de mes cousins, Mohamed Meslek. Je vous téléphone pour mon fils.

L’émotion qui l’étreint est palpable.

Je m’éloigne de quelques pas et gagne l’entrée.

— Que se passe-t-il avec votre fils ?

— Mon fils a fait une chose terrible. Je ne sais pas ce qui lui a pris.

— Expliquez-moi.

Il est au bord des larmes.

— Ça s’est passé ce matin. Il a été arrêté par la police. Il n’a pas voulu d’un avocat. Je ne comprends pas. Il est passé devant le juge ce soir puis ils l’ont conduit à la prison de Forest.

Laure passe sa tête par la porte et m’interroge du regard. Je dis non de la tête, ce n’est pas Estelle, et lui fais signe de s’éloigner.

— Que s’est-il passé, monsieur Bachir ?

Il semble hésiter.

— Ils ne m’ont pas donné de détails.

— Je n’en ai pas besoin. Dites-moi en quelques mots ce qui s’est passé.

— Il est entré dans un bureau de poste. Il avait un couteau. Une personne a été blessée.

— Merci. Je ne dois pas en savoir plus pour l’instant. Où se sont produits les faits ?

— À Anderlecht.

— Comment s’appelle votre fils ?

— Akim, Akim Bachir.

— Pourriez-vous passer me voir au cabinet demain, avant 9 heures ?

— Le matin, c’est pas possible, je suis au marché.

— En fin d’après-midi ?

— J’ai un commerce, je ferme à 20 heures. Je sais que ce que je vais vous demander est difficile, mais c’est très important pour moi. Pourriez-vous aller le voir à la prison ?

Je fais défiler mon planning dans ma tête. Les avocats pénalistes sont comme les urgentistes. En cas de besoin, ils ne posent pas de questions, ils ne tergiversent pas, ils n’évoquent pas la distance, leur jour de congé ou leurs états d’âmes. Ils foncent. Ils réfléchiront ensuite.

— D’accord. J’irai voir votre fils demain, à la prison de Forest. Comptez sur moi.

3

Un message peut en cacher un autre

Comme chaque matin, je quitte la maison vers 6 h 30, après avoir pris une douche expéditive, m’être habillé à la hâte et m’être brûlé le palais en avalant un café accompagné de deux toasts au miel, debout dans la cuisine.

Depuis quelques semaines, les phrases entendues cent fois accompagnent mon rituel.

« Le matin, tu pars comme un voleur. Je ne sais jamais à quelle heure tu vas rentrer. »

« Tu es toujours en retard. Tu ne préviens jamais. Tu téléphones toujours à la dernière minute. »

« Tu es toujours pressé. »

« Tu n’es jamais là. »

« Même le dimanche, on ne peut jamais prendre un petit déjeuner à deux, tranquillement. »

Jamais. Toujours. Jamais. Autant de signaux d’alerte que j’ai ignorés. Ils m’apparaissent à présent lumineux.

J’arrive au bureau quelques minutes avant 7 heures. Je traverse le hall. Le gardien de nuit se redresse sur sa chaise et me salue d’un grognement.

Je l’interpelle de loin.

— Bonjour, Roberto. Alors ?

Il s’anime.

— Comme je vous avais dit, monsieur. Milan AC, les doigts dans le nez, avec un joli deux-zéro, c’est dans la poche.

— Ne vendez pas la peau de l’ours. Attendons le match retour.

— Comme vous voulez. Vous verrez, au match retour, on fera deux-un.

Je l’apostrophe quand les portes de l’ascenseur se referment sur moi.

— Pari tenu.

Le cabinet est encore fermé, ce qui n’a rien de surprenant, mes associés sont rarement aussi matinaux que moi. À moins qu’ils ne soient bloqués sur le Ring. Quant aux jeunes avocats, ils arrivent de plus en plus tard et repartent de plus en plus tôt.

J’actionne l’interrupteur, entre dans le secrétariat et allume la machine à café. Je file ensuite dans mon bureau pour préparer les dossiers du jour et répondre aux mails les plus urgents.

Gérard, l’un de mes associés, fait son apparition quelques minutes plus tard.

Comme à l’accoutumée, il s’adosse au chambranle de la porte et se gratte le crâne, l’air embarrassé.

— Salut, on peut se voir tout à l’heure ?

— Pas avant cet après-midi. Je file à Forest dans cinq minutes et je dois être au Palais à dix heures et demie.

— À Forest ? Ce n’est pas dans le planning.

— Un truc qui m’est tombé dessus hier soir.

Je repense à l’échange que j’ai eu avec Adel Bachir.

Selon ses dires, son fils aurait renoncé à se faire assister. De nos jours, c’est plutôt inhabituel. Une loi récente autorise une personne arrêtée à rencontrer un avocat avant même la première audition de police. Les flics sont tenus de communiquer d’entrée de jeu ce droit au quidam, surtout s’il est privé de liberté. La concertation doit avoir lieu dans les deux heures qui suivent l’appel téléphonique, montre en main.

Dans bien des cas, cette condition implique une course contre la montre pour l’avocat qui se trouve de l’autre côté de la ville, coincé dans une réunion ou dans les embouteillages.

J’ai promis à cet homme d’aller voir son fils ce matin et je tiendrai parole, mais ma charge de travail actuelle ne me permettra pas de prendre cette affaire. En fonction de ce que j’apprendrai, je la confierai à l’un de mes associés ou à un jeune avocat du cabinet.