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Je quitte le bureau au pas de course, grimpe dans ma voiture et prends la direction du centre.

Je mets près de quarante minutes pour parcourir les six kilomètres qui séparent mon bureau de la prison de Forest. Par miracle, je trouve une place de stationnement dans l’avenue Albert.

Je sors de la voiture et descends l’avenue de la Jonction en longeant le mur d’enceinte de la prison. Arrivé devant la porte, j’enfonce le bouton de la sonnerie en approchant mon visage de la vitre. Un grésillement me signale que le verrou est libéré. Je me bats quelques instants contre la poignée récalcitrante et entre dans le local de garde.

La prison de Forest est l’endroit le plus cauchemardesque que je connaisse. Elle a été construite au début du XX e siècle et rien ne semble avoir changé depuis.

Même si j’y viens souvent, je ne peux m’empêcher d’avoir un pincement au cœur chaque fois. Conçue pour accueillir quatre cents détenus, elle en héberge aujourd’hui près de sept cent cinquante.

Il est 8 heures, c’est l’heure de la première visite. Une vingtaine de personnes — en majorité des femmes voilées — sont assises sur les bancs inconfortables et attendent en silence qu’on appelle le nom du détenu.

Quelques agents s’agitent derrière les vitres teintées de leur aquarium. Il fait sombre, la lumière naturelle semble interdite de séjour. Les haut-parleurs diffusent en sourdine une musique cafardeuse.

La femme en poste au guichet des avocats me reconnaît.

— Bonjour, maître Villemont. Vous venez pour qui ?

Je lui remets ma carte d’identité et ma carte d’avocat.

— Akim Bachir.

Elle consulte son écran.

— D’accord. Je le fais appeler.

Elle conserve mes papiers et me tend une clé numérotée et un laissez-passer. Il m’est arrivé plus d’une fois d’oublier le document dans un parloir, ce qui m’a valu des sueurs froides. En théorie, il est impossible de ressortir de la prison sans ce papier.

La femme actionne le portillon. Je le franchis et m’arrête devant la rangée de casiers. Je glisse la clé dans la case ad hoc et y dépose mon téléphone, mes clés de voiture et mon portefeuille. Je me dirige ensuite vers le portique de sécurité en ôtant ma ceinture.

L’agent de faction m’accueille en pointant un doigt interrogateur vers mes chaussures.

— Les chaussures ?

— Pas la peine.

Elles ne contiennent aucun élément métallique, c’est l’un de mes critères d’achat. En plus de m’éviter de me livrer à des contorsions laborieuses, je gagne quelques précieuses secondes.

Je passe le portique et m’arrête devant la porte suivante.

Lors de ma première visite, je pensais qu’il n’y avait qu’à la pousser. Le gardien m’avait stoppé d’un geste, comme s’il venait de surprendre un gamin en train de faire une bêtise.

— Non, maître, ça ne marche pas comme ça. Ici, vous n’aurez jamais qu’une seule porte ouverte à la fois.

La phrase m’était restée en mémoire.

La privation de liberté se résume à ces quelques mots. En rentrant chez moi, ce soir-là, j’ai calculé le nombre de portes que comptait ma maison. Dix-sept. J’étais cerné de portes, mais à quelques exceptions près, elles étaient ouvertes. En prison, la liberté se mesure à l’intervalle qui sépare deux portes closes.

J’emprunte le couloir extérieur qui mène au bâtiment central. Le passage est protégé par de hauts grillages surmontés de barbelés et de tessons de bouteilles.

La prison est en forme de croix. Dans deux des ailes, les détenus ont des toilettes et bénéficient de l’eau courante. Dans les deux autres, celles des travailleurs, ils séjournent dans des cellules individuelles, sans eau courante. Un seau hygiénique fait office de W-C.

Ils ont accès aux douches deux fois par semaine, pour autant qu’elles fonctionnent. S’ils ont cette chance, ils devront se contenter d’un filet d’eau froide ou brûlante. Aucun savon, shampoing ou dentifrice n’est prévu.

Les détenus sont souvent très jeunes. Ils sont marocains, irakiens ou originaires des pays de l’Est. Ils n’ont pas les moyens de cantiner et crèvent de faim.

Le matin, ils reçoivent quatre tranches de pain industriel. Le midi, quelques morceaux de pommes de terre et des boulettes de viande de volaille. Ni légumes ni fruits frais. Le soir, retour aux quatre tranches du même pain.

Dans les cellules, aucune intimité n’est possible, si ce n’est un maigre paravent. La promiscuité entraîne des tensions, les tensions dégénèrent en bagarre. Les couloirs résonnent de cris, de jour comme de nuit. Certains deviennent fous et demandent qu’on les mette au cachot pour être seuls et pouvoir dormir pendant quelques heures.

Parvenu dans le bâtiment, je monte au premier étage, je me dirige vers les parloirs.

Le carrelage jaunâtre qui couvre les murs semble provenir d’un hôpital psychiatrique laissé à l’abandon. Je retrouve la légère odeur d’urine et de renfermé qui règne dans les corridors.

Je pénètre dans le parloir que l’on m’a affecté. Akim Bachir n’arrivera que dans une dizaine de minutes.

Je consulte ma montre.

8 h 21.

Mon emploi du temps ferait pâlir un ministre.

Je prends mon mal en patience et tourne en rond autour de la table. Les parloirs avocats sont à peine plus grands que ceux prévus pour les visiteurs, à l’étage inférieur. La différence est que l’avocat n’est pas derrière une vitre couverte de griffures et que le détenu ne doit pas communiquer avec lui par le truchement d’un haut-parleur qui crachote et escamote un mot sur deux.

Un quart d’heure s’écoule.

La porte s’ouvre. Un gardien me salue et fait entrer Akim Bachir. L’homme a dans les vingt-cinq ans. Il est plutôt grand, assez maigre. Il flotte dans la blouse blanche qu’il est tenu de porter lors d’une rencontre avec un avocat. Il a les cheveux en bataille et une barbe de quelques jours. Son œil gauche disparaît sous un coquard. Il porte des traces de coups sur le front et le menton.

Je lui tends la main.

— Bonjour, monsieur Bachir, je m’appelle Jean Villemont.

Il ignore ma main et me jette un regard haineux.

— Allez-vous-en, j’ai pas besoin d’avocat. J’ai pas demandé à vous parler. Je peux me débrouiller seul.

Le gardien lui demande de s’asseoir, sort du parloir et referme la porte.

Je m’assieds à mon tour et me penche en avant.

— Votre père m’a demandé de vous rendre visite. Je réponds à sa demande. Vous avez été battu ?

Ses yeux filent de gauche à droite.

— Non, je me suis cogné à la porte.

Il a dû être victime d’une interpellation musclée, mais il ne souhaite pas aggraver son sort.

— Vous avez des droits, monsieur Bachir. Je suis ici pour les faire valoir. Quels éléments ont été retenus contre vous ?

Il recule sur sa chaise, m’adresse une moue dédaigneuse.

— Je connais la musique. Vous allez demander cinq mille euros à ma famille et le jour du procès, vous enverrez un débutant à votre place pendant que vous irez jouer au golf ou au tennis, comme votre collègue la dernière fois. Il n’y a pas à me défendre. J’ai fait le con, ils vont me mettre au trou.

Je laisse s’écouler quelques secondes avant de répondre.

— Mon rôle est de faire en sorte que vous y alliez le moins longtemps possible, ou plutôt, pas du tout.

Il m’interrompt.

— Il y a des choses contre lesquelles même un bel avocat comme vous, avec ses belles paroles, son beau costume et ses belles cravates, ne peut rien faire.