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Certains fouillent les messageries de leur conjoint, leur portable, dans leurs poches ou les tiroirs de leur bureau, ce matin Edwards avait fouillé la machine à laver où s’entassait le linge sale. Un doute, ou un manque de confiance en lui qui s’était transformé en soupçon. Levé comme souvent le premier, il avait extirpé les sous-vêtements que sa femme portait la veille et inspecté le fond de sa culotte. Son cœur avait pompé du verre pilé en découvrant les traces blanchâtres. Des traces sans équivoque : du sperme. La semence d’un autre, qui avait reflué quand Vera s’était rhabillée à la va-vite.

Le ciel, déjà gris, avait viré à l’orage. Vera avait dû se faire baiser debout. Ou par-derrière. En tout cas sans préservatif. La salope. La pute. Edwards ne savait plus ce qu’il disait, ce qu’il pensait. Les fils lâchaient, ses pauvres certitudes d’avocat marié à l’une des femmes les plus convoitées du marigot de la justice où il grenouillait, quinze ans de complicité et d’amour aux yeux crevés. Edwards se parlait à voix haute comme on tombe des sommets. Sa femme le trompait. L’affaire était banale, seulement Edwards aimait sa femme. Dès leur premier regard à la Católica, quand il l’avait vue au bras d’Esteban, il avait su qu’elle était l’élue. Il n’y a pas si longtemps encore ils se retrouvaient pour déjeuner, à mi-chemin entre la rédaction du journal où elle travaillait et le cabinet d’avocats. Qu’avait-il fait pour que Vera cherchât ailleurs ce qu’elle avait à portée de main ? Ou plutôt que n’avait-il pas fait ?

Edwards était malheureux. Cocu désemparé. Leur amour fichait le camp quand lui n’y voyait que du quotidien. Bien sûr ils avaient peu de rapports sexuels, ou si difficiles que Vera pouvait légitimement estimer en manquer, mais elle savait d’où venaient ses problèmes d’érection, non ? Le plus terrible, c’est qu’au début les choses marchaient bien ; s’il n’avait jamais été le genre étalon, Vera semblait heureuse à défaut d’être comblée. Le désir avait dû fuir peu à peu, ou l’amitié avait pris le dessus. Edwards croyait compenser en tendresse ce qu’il n’offrait plus en sexe et il se fourrait le doigt dans l’œil. Comment pourrait-il s’endormir près d’elle sans se demander si elle ne songeait pas à l’Autre, à leur prochain rendez-vous, à la façon dont elle se ferait le mieux baiser — debout, à la sauvette, dans une alcôve quelconque du journal, ou lors d’une pause déjeuner, au champagne dans le lit d’un hôtel particulier ?

Edwards avait honte, de lui, d’avoir inspecté la culotte de sa femme, de ses faiblesses érectiles, toute cette impuissance dévoilée au grand jour. Sans parler de ses compromissions avec son beau-père…

La mallette reposait sous la table de bistrot. Un modèle Samsonite noir renfermant des journaux sans importance, comme on lui avait demandé. Son café refroidissait sur la table de bois verni. Edwards chassa l’amant de Vera de ses pensées, se concentra sur la porte vitrée du bar. Il n’aurait jamais dû accepter ce rendez-vous. Il n’avait pas su dire non, ou pas pu. Edwards, qui se targuait d’être l’honnêteté même, se retrouvait ce matin-là assis sur une banquette à l’écart des rares clients d’un bar, surveillant les allées et venues en se maudissant, lui et celui qui baisait sa femme.

Les klaxons résonnaient depuis l’avenue embouteillée du centre-ville malgré les jingles publicitaires à la radio. Le serveur ne prêtait pas attention à lui, relégué au fond du bistrot, plus intéressé par les jambes dodues des passantes qui défilaient derrière sa vitrine. Bientôt dix heures. Edwards suivit du regard l’homme qui venait d’entrer, une mallette à la main semblable à la sienne. Une minute d’avance. La soixantaine, massif, des cheveux poivre et sel sur une large tête, l’homme commanda un café au comptoir, paya le barman indolent et se dirigea vers l’arrière-salle où ils avaient rendez-vous.

Sa démarche était lente, lourde, sûre de son effet. L’émissaire de Schober glissa sa mallette sous la chaise tout en s’attablant, dévisagea le fiscaliste d’un air peu amène qui semblait chez lui naturel. Des taches brunes constellaient sa peau, sa veste beige était mal coupée, ses traits affaissés, avares en expressions, son strabisme légèrement convergent. Edwards resta une seconde interloqué : il n’y avait personne derrière ce regard, qu’un vide sidéral. Il vit les verrues sur ses mains, que l’homme gratta sans cesser de le jauger.

— On dit quoi dans ces cas-là ? fit l’avocat comme s’il était possible de détendre l’atmosphère.

— Rien.

Le rendez-vous ne devait durer qu’une poignée de minutes ; le serveur caché par la pâle imitation de Rothko qui ornait le mur de l’arrière-salle, ils échangèrent les mallettes sous la table. Un film de série B, comme Edwards n’aurait jamais cru en vivre. Ses mains tremblaient un peu ; il vérifia rapidement le contenu, referma l’attaché-case avec un signe approbateur.

— C’est parfait, dit-il.

C’était faux. Il jouait le porteur de valise pour le compte de son beau-père et sa femme baisait ailleurs. Sans parler de l’allure de ce type, franchement sinistre. Ses petits yeux marron le fixaient comme s’il était une proie prête à s’échapper. L’homme sortit une feuille de sa poche, qu’il déplia sur la table.

— Vous allez signer cette décharge, dit-il d’une voix sans réplique. Sachez aussi que nous sommes pris en photo, en ce moment même… Inutile de s’agiter, ajouta-t-il avant que l’autre ne se torde le cou, c’est juste une couverture. Une assurance, si vous voulez…

Il tendait un stylo à Edwards. Pris au dépourvu, celui-ci regarda le visage impénétrable du sexagénaire, puis ses mains épaisses sur la tasse de café, des mains couvertes de verrues, certaines si anciennes qu’elles n’étaient plus que des croûtes blanchâtres. Edwards réprima un rictus de dégoût, saisit le stylo et lut la décharge. Le texte, bref et précis, les impliquait jusqu’au cou.

L’émissaire de Schober tripatouillait son café qu’il ne buvait pas, aussi chaleureux qu’un hameçon. Après quelques secondes d’hésitation, Edwards se résigna à signer la décharge. C’était de toute façon trop tard pour reculer. L’homme rangea le papier dans la poche de sa veste, visiblement satisfait, empoigna la seconde mallette d’un air blasé et se leva pour lui serrer la main comme à un collègue de travail.

— Hasta luego

La sensation était désagréable au contact des verrues. Oui, une vraie sale gueule, songea Edwards tandis que l’homme s’éloignait, sans un mot pour le serveur. Il regarda l’émissaire de Schober quitter le bar avec un sentiment étrange : non pas une impression de déjà-vu, plutôt une réminiscence… Produit d’un esprit surmené, télescopage d’événements malheureux ? Ces verrues, son âge, ce regard glaçant… Edwards resta prostré sur la banquette de l’arrière-salle. Il ne pensait plus à sa femme, à cette histoire de mallette : un doute énorme le saisit à la gorge, et ne le lâcha plus.

4

Le Wenufoye — le drapeau mapuche — trônait au-dessus du bureau où Gabriela avait installé son matériel vidéo, face au lit de sa « chambre noire ». Stefano lui avait offert une caméra de poche haute définition pour ses vingt-cinq ans, une GoPro qui depuis ne la quittait plus.

La révélation était venue au lycée catholique de Temuco, le seul qui acceptait les autochtones méritants moyennant une « remise à niveau morale et spirituelle », sans effet sur Gabriela. Un atelier l’avait initiée à l’art de l’image, vécue comme un coup de foudre. D’abord pour l’image animée vingt-quatre fois par seconde, puis pour Lucía, une fille de dernière année elle aussi interne, qui l’avait déflorée après qu’elles eurent fait le mur. Lucía l’avait surtout encouragée à fuir sa condition de citoyenne de seconde zone pour vivre sa vie comme elle l’entendait, sexuelle ou autre… La jeune Mapuche avait bien saisi le message.