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Épine dorsale du continent, la cordillère des Andes couvrait plus des trois quarts du pays : les émigrants européens qui suivaient les conquêtes espagnoles avaient dû la contourner par le nord, essentiellement des hommes chargés de grossir les rangs des armées d’invasion. Faute de femmes, le métissage était de mise, ce qui n’avait pas altéré un racisme latent envers les « Indiens ». Parmi eux, les Mapuches étaient les plus nombreux, les plus virulents.

Les Mapuches — « les gens de la terre » — avaient refoulé les Incas au-delà du fleuve Bío Bío, imposant alors leur frontière naturelle à celles de l’empire. Plus tard, après avoir érigé des fortins au nord du fleuve, l’armée de Pedro de Valdivia, qui s’était aventurée sur leurs territoires, avait été massacrée jusqu’au dernier, le cœur du conquistador dévoré cru. En cinq cents ans de résistance, les Mapuches avaient survécu aux Espagnols, aux colons chiliens, au bain de sang appelé « Pacification de l’Araucanie » qui avait salué l’invention de la Remington, à l’assimilation forcée, aux propriétaires terriens qui les avaient parqués sur des parcelles infertiles, à la dictature : ils survivraient aux multinationales et à leurs laquais à la tête de l’État qui leur refusaient l’autonomie, même partielle, sur leurs territoires ancestraux.

« Porcs, chiens, Indiens de merde, fils de pute d’Indiens », le langage des Forces spéciales et des carabiniers n’avait en effet guère évolué depuis Pinochet. Les méthodes non plus : la loi antiterroriste qui frappait les opposants à la dictature avait été abrogée au retour de la démocratie, sauf pour les Mapuches. À l’instar des frères de Gabriela, les messagers des communautés qui revendiquaient la récupération de leurs terres étaient arrêtés, battus, jetés en prison après des procès iniques : ils n’étaient qu’une bande de terroristes, de délinquants sociaux, un ramassis de pouilleux qui baisaient des vaches et qui accouchaient de porcs.

Un problème autochtone jamais résolu malgré une visibilité accrue. Cartes postales, magnets, cahiers, posters, livres, même les toilettes de certains bars étaient à l’effigie des Selk’nam, Ona ou Yamana, ces peuples mythiques devenus cultes une fois disparus : leur liberté d’Indiens faisait rêver à condition qu’ils n’en aient plus.

Lasse des arrestations, des querelles internes, du climat de suspicion alimenté par les agents de l’État et de la pauvreté chronique qui sévissaient dans sa communauté, Gabriela avait suivi le conseil de Lucía et tenté sa chance à Santiago, où la moitié des Mapuches se concentrait. Elle y avait vécu les premiers mois en déracinée malgré l’accueil de Cristián, évitant les bus de nuit qui la ramenaient à la población, les ivrognes, les mains baladeuses et les insultes machistes des jeunes désœuvrés. La lune sur le lac Lleu-Lleu, sa famille, les transports célestes de la machi Ana qui l’avait initiée au chamanisme, tout lui manquait, sauf sa foi dans un destin peu ordinaire.

À l’école d’art, Gabriela était tombée sur Luis Mendez, professeur influencé par la Nouvelle Vague française, le néoréalisme italien et les documentaires américains des années 1970, dont elle essayait de ne rater aucun cours. Mendez encourageait ses élèves à réaliser des films sur leur propre vie, leur quartier, les gens qu’ils connaissaient. La majorité des étudiants étaient des enfants de cuicos — de bourgeois — qui, n’ayant pas grand-chose à raconter, essayaient tant bien que mal de régler les éclairages en se familiarisant avec la technique ; Gabriela, qui pouvait citer des dizaines de films scène par scène, partait tourner dans les poblaciones où personne ne s’aventurait, rapportait des images que personne n’avait vues et fabriquait déjà de petits joyaux.

Gabriela filmait tout, tout le temps, de manière compulsive, les révoltes étudiantes comme les scènes de la vie quotidienne. Ses premières livraisons avaient été bien reçues mais elle voulait aller plus loin. Cherchant à capter « l’humain naturel », Gabriela avait tenté plusieurs techniques de caméra cachée et, au fil du temps, fini par opter pour la plus simple : depuis son sac à main.

Stefano l’avait aidée à bricoler de quoi y caler la GoPro. Facile à mettre en place, invisible une fois son sac en vinyle fermé, les gens n’y voyaient que du feu. Gabriela fragmentait les rushes des images ainsi volées, en récupérait d’autres sur la Toile qu’elle intégrait dans certaines scènes, créait des collages, des détournements, sans jamais perdre en sens ce qu’elle gagnait en ingéniosité. La jeune femme avait créé une vingtaine d’ovnis cinématographiques, documentaires-fictions protéiformes stockés sur son disque dur, qu’elle mettait sur YouTube. Les réactions étaient variées, rarement neutres.

Mais ce matin-là, la vidéo rapportée de La Victoria lui laissait un sentiment partagé.

Le visage d’Enrique, sa posture figée parmi les papiers gras, ses yeux ouverts sur le néant : Gabriela avait visionné le film en boucle dans sa chambre, à la fois fascinée et révulsée par l’image de la mort captée sur le terrain vague. Elle avait dû faire abstraction de son affection pour le fils de Cristián avant de se concentrer sur les rushes. La confusion régnait autour du cadavre, cependant, en grossissant le plan, on distinguait une trace blanchâtre sous la narine droite… De la drogue ?

Gabriela s’était empressée de montrer la scène à Stefano mais lui aussi restait dubitatif. Enrique n’avait jamais été un enfant facile — sans mère, qui l’était ? — mais il obtenait des résultats corrects à l’école, gagnait de l’argent de poche en désossant les moteurs de voiture chez le ferrailleur, bref, il semblait échapper à la délinquance… Ça ne l’avait pas empêché de fuguer.

Les hirondelles pépiaient dans leur nid, saluant le soleil à l’assaut des toits ; Gabriela trouva son ami logeur aux fourneaux, le journal du jour ouvert sur la table et à la main une poêle où grésillait du bacon. Elle portait un short noir effiloché et un des tee-shirts qu’elle mettait pour dormir. Il lui sourit en guise de bonjour mais une partie d’elle était toujours dans le noir.

— Tu en veux ? lui lança-t-il.

— Oui… Merci.

Stefano attendit qu’elle fût assise pour remplir son assiette de bacon fumant. Il avait revêtu un pantalon de toile et son pull col V bleu marine, les manches retroussées sur ses avant-bras, dévoilant ce qui avait dû être des muscles d’acier. Gabriela oublia les images macabres de sa chambre, du nez désigna le journal sur la table.

— Alors ?

— Ils parlent de l’émeute avec les carabiniers après la découverte du corps d’Enrique mais pas un mot sur les autres jeunes, répondit Stefano. « Une enquête serait en cours pour déterminer les causes du décès », cita-t-il en prenant l’article à témoin. Une insolation, peut-être ?

Il repoussa le journal sur la table comme une paire de deux. Gabriela se pencha sur El Mercurio.

— Pourquoi tu lis ça, aussi…

— Pour me tenir informé de la propagande.

— Tu t’attendais à quoi ? dit-elle en croquant une lamelle de bacon grillé. Que la mort d’un jeune de La Victoria mettrait la nation debout ?

— Le sort des poblaciones n’intéresse personne : c’est politique, délibéré. L’oligarchie a déclaré une guerre de basse intensité contre ses pauvres, elle dure depuis toujours.

— Mais toi, tu en penses quoi ?