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déplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, lui

faire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le dégoûtant tout à

fait d'une maîtresse si volage?

Dans ces perplexités, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvait

remonter encore, et il songeait à effectuer son évasion, lorsque les

flambeaux brillèrent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppée

de son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degrés, au milieu d'un

groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux

de leur main, et de l'aider ainsi à descendre, comme c'est la coutume à

Venise.

«Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna à Anzoleto éperdu, que

faites-vous là? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la

permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est

avec la signora.»

Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Il

avait la tête perdue. Mais à peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeur

et l'indignation qu'éprouverait le comte s'il entrait dans la gondole

avec sa maîtresse, en trouvant là son insolent protégé. Son angoisse fut

d'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. La

signera s'était arrêtée au beau milieu de l'escalier. Elle causait,

riait très-haut avec son cortège, et, discutant sur un trait, elle le

répétait à pleine voix de plusieurs manières différentes. Sa voix claire

et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du

canal, comme le chant du coq réveillé avant l'aube se perd dans le

silence des campagnes.

Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, résolut de s'élancer dans l'eau par

l'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face à l'escalier. Déjà il

avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et déjà il

avait passé une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna,

celui qui occupait à la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la

cabanette, lui dit à voix basse:

«Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et

attendre sans crainte.»

Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais

non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir

d'amener le comte jusqu'à la proue de sa gondole, et de s'y tenir debout

en lui adressant les compliments de _felicissima notte_, jusqu'à ce

qu'elle eût quitté la rive: puis elle vint s'asseoir auprès de son

nouvel amant avec autant de naturel et de tranquillité que si elle n'eût

pas risqué la vie de celui-ci et sa propre fortune à ce jeu impertinent.

«Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comte

Barberigo; eh bien, je parierai ma tête qu'elle n'est pas seule dans sa

gondole.

--Et comment pouvez-vous avoir une pareille idée? reprit Barberigo.

--Parce qu'elle m'a fait mille instances pour que je la reconduisisse à

son palais.

--Et vous n'êtes pas plus jaloux que cela?

--Il y a longtemps que je suis guéri de cette faiblesse. Je donnerais

beaucoup pour que notre première cantatrice s'éprît sérieusement de

quelqu'un qui lui fit préférer le séjour de Venise aux rêves de voyage

dont elle me menace. Je puis très-bien me consoler de ses infidélités;

mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur du

public qu'elle captive à San-Samuel.

--Je comprends; mais qui donc peut être ce soir l'amant heureux de cette

folle princesse?»

Le comte et son ami passèrent en revue tous ceux que la Corilla avait pu

remarquer et encourager dans la soirée. Anzoleto fut absolument le seul

dont ils ne s'avisèrent pas.

V.

Cependant un violent combat s'élevait dans l'âme de cet heureux amant

que l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, éperdu

et palpitant auprès de la plus célèbre beauté de Venise. D'une part,

Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un désir que la joie de

l'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre côté,

la crainte de déplaire bientôt, d'être raillé, éconduit et

traîtreusement accusé auprès du comte, venait refroidir ses transports.

Prudent et rusé comme un vrai Vénitien, il n'avait pas, depuis six ans,

aspiré au théâtre sans s'être bien renseigné sur le compte de la femme

fantasque et impérieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait

tout lieu de penser que son règne auprès d'elle serait de courte durée;

et s'il ne s'était pas soustrait à ce dangereux honneur, c'est que, ne

le prévoyant pas si proche, il avait été subjugué et enlevé par

surprise. Il avait cru se faire tolérer par sa courtoisie, et voilà

qu'il était déjà aimé pour sa jeunesse, sa beauté et sa gloire

naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidité d'aperçus et

de conclusions que possèdent quelques têtes merveilleusement organisées,

il ne me reste plus qu'à me faire craindre, si je ne veux toucher au

lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire

craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son

parti fut bientôt pris. Il se jeta dans un système de méfiance, de

jalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnée étonna la

prima-donna. Toute leur causerie ardente et légère peut se résumer

ainsi:

ANZOLETO.

Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, et

voilà pourquoi je suis triste et contraint auprès de vous.

CORILLA.

Et si je t'aimais?

ANZOLETO.

Je serais tout à fait désespéré, parce qu'il me faudrait tomber du ciel

dans un abîme, et vous perdre peut-être une heure après vous avoir

conquise au prix de tout mon bonheur futur.

CORILLA.

Et qui te fait croire à tant d'inconstance de ma part?

ANZELOTO

D'abord, mon peu de mérite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous.

CORILLA.

Et qui donc médit ainsi de moi?

ANZOLETO.

Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent.

CORILLA.

Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de te

le dire, tu me repousserais?

ANZOLETO.

Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il est

certain que je ne voudrais vous revoir de ma vie.

--Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette épreuve par

curiosité.... Anzoleto, je crois que je t'aime.

--Et moi, je n'en crois rien, répondit-il. Si je reste, c'est parce que

je comprends bien que c'est un persiflage. À ce jeu-là, vous ne