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– La maladie n’est ici pour rien, m’interrompt Kâtia. Vos yeux se sont ouverts, voilà tout ; vous avez vu ce qu’auparavant vous ne vouliez pas remarquer. Selon moi, il faut avant tout rompre définitivement avec votre famille et partir.

– Tu dis des choses insensées.

– Vous ne les aimez plus ; pourquoi agir contre votre conscience ? Est-ce pour vous une famille ? C’est le néant. S’ils mouraient tous aujourd’hui, personne demain ne remarquerait leur absence.

Kâtia méprise ma femme et ma fille aussi fortement que celles-ci la détestent. On peut à peine, en notre temps, parler du droit des gens à se mépriser les uns les autres ; mais, si on se place au point de vue de Kâtia, et si on reconnaît un droit pareil, on trouve qu’elle a le même droit de mépriser ma femme et Lîsa que celles-ci de la détester.

– Le néant !… répète-t-elle. Avez-vous dîné aujourd’hui ? N’ont-elles pas oublié de vous appeler ? Comment se souviennent-elles encore de votre existence ?

– Kâtia, lui dis-je sérieusement, je te prie de te taire.

– Et vous croyez qu’il m’est agréable de parler d’elles ? Je serais heureuse de ne pas les connaître du tout. Écoutez-moi, mon cher : quittez tout et partez. Allez à l’étranger. Le plus vite sera le mieux.

– Quelle absurdité ! Et l’Université ?

– Quittez aussi l’Université ! Que vous est-elle ? Cela n’a pas de sens. Vous faites des cours depuis trente ans, et que sont vos élèves ? En avez-vous beaucoup de remarquables ? Comptez donc. Et pour multiplier ces docteurs qui exploitent l’ignorance et gagnent des centaines de mille roubles, il n’est pas nécessaire d’avoir du talent et d’être un brave homme. Vous êtes de trop.

– Mon Dieu, comme tu es rude ! lui dis-je effrayé. Tais-toi, ou je m’en vais. Je ne sais que répondre à tes brutalités.

La bonne vient nous dire que le thé est servi. Auprès du samovar, notre conversation change, grâce à Dieu. Après m’être plaint, je veux donner libre cours à une autre faiblesse de vieillard, mes souvenirs. Je parle à Kâtia de mon passé, et, à ma grande surprise, je lui confie des détails que je ne soupçonnais pas exister encore dans ma mémoire. Et elle m’écoute avec attendrissement, avec orgueil, retenant sa respiration. J’aime en particulier à lui raconter comment je passai d’abord par le séminaire et y rêvais d’entrer à l’Université.

– Je me promenais, lui raconté-je, dans le jardin du séminaire. Le vent m’apportait de quelque cabaret lointain le grincement d’un accordéon et une chanson ; ou bien une troïka, avec ses grelots, passait au long de notre barrière ; c’en était assez pour qu’un sentiment de bonheur envahît ma poitrine, mes viscères, tout mon être… J’entendais l’accordéon ou les grelots qui s’éloignaient, et je m’imaginais être médecin, et me dessinais des tableaux plus beaux les uns que les autres. Et tu le vois, mes songes se sont réalisés. J’ai reçu plus que je n’osais rêver. Trente années de suite j’ai été un professeur aimé ; j’ai eu d’excellents collègues ; j’ai joui d’une honorable notoriété. J’ai aimé, je me suis marié par amour et par amour passionné ; j’ai eu des enfants. En un mot, si je regarde en arrière, toute ma vie m’apparaît belle, une composition heureuse. Il ne me reste qu’à ne pas gâter la fin. Pour cela, il faut mourir en homme. Si la mort est en effet un mal redoutable, il faut la rencontrer vaillamment et l’âme tranquille comme il convient à un maître, à un savant, à un membre du royaume du Christ. Mais je gâterai la fin. Je sombre, je me réfugie près de toi, je te demande secours, et tu me réponds : Sombrez ; c’est ce qu’il faut.

Mais voilà qu’on sonne à la porte. Kâtia et moi nous reconnaissons le coup de sonnette et nous disons :

– Ce doit être Mikhaïl Fiôdorovitch.

En effet, au bout d’une minute entre mon collègue, le philologue Mikhaïl Fiôdorovitch, grand, bien fait, cinquante ans, d’épais cheveux gris, les sourcils noirs, et entièrement rasé. C’est un brave homme et un excellent camarade. Il appartient à une vieille famille, noble, assez heureuse et assez douée, qui a joué un rôle remarquable dans l’histoire de notre littérature et de notre culture. Il a de l’esprit, du talent ; il est très cultivé, mais non dénué d’étrangetés. En une certaine mesure, nous sommes tous étranges et originaux ; mais son étrangeté sort de l’ordinaire et n’est pas sans danger pour ses connaissances ; j’en sais à qui ses étrangetés cachent ses nombreux mérites.

Introduit près de nous, Mikhaïl Fiôdorovitch quitte lentement ses gants et dit d’une voix de basse veloutée :

– Bonjour. Vous prenez le thé. C’est à merveille. Il fait diablement froid.

Il s’assied à table, se verse un verre de thé et commence aussitôt à parler. Ce qui est caractéristique, c’est son tour de plaisanterie continuelle, un mélange de philosophie et de badinage comme les fossoyeurs de Shakespeare. Il parle toujours de choses sérieuses, mais jamais sérieusement. Ses jugements sont toujours âpres, grondeurs, mais, grâce à son ton égal, plaisant et doux, son âpreté et sa gronderie n’écorchent pas l’oreille ; on s’y habitue vite. Chaque soir, il apporte cinq ou six anecdotes de la vie universitaire et commence ordinairement par elles.

– Ah, Seigneur ! soupire-t-il en fronçant malicieusement les sourcils, il y a sur la terre des gens bien comiques !

– Quoi donc ? demande Kâtia.

– En allant faire mon cours, je rencontre dans l’escalier ce vieil idiot, notre X… Il avance comme d’habitude son menton chevalin et cherche quelqu’un à qui se plaindre de sa migraine, de sa femme et des étudiants qui ne veulent pas suivre ses cours. Bon, me dis-je, il m’a vu, je suis perdu, rien à faire…

Et ainsi de suite. Ou bien il prélude ainsi :

– J’ai été hier au cours public de notre Z… Je m’étonne que notre alma mater{7}(il ne faut pas en parler le soir !) se décide à montrer au public des ganaches comme ce Z… C’est un sot catalogué dans toute l’Europe. Ma parole, on n’en trouverait pas un pareil en Europe en cherchant de jour avec une lanterne. On peut s’imaginer son cours comme s’il suçait du sucre d’orge : siou, siou, siou. Il a le trac ; il déchiffre mal son manuscrit, ses petites idées avancent à peine à l’allure d’un archimandrite à bicyclette, et on ne peut pas comprendre ce qu’il veut dire. Un ennui effroyable ; les mouches meurent. Cet ennui ne peut se comparer qu’à celui qui règne dans notre Salle des Fêtes à la séance annuelle, quand on lit le discours d’usage que le diable emporte.