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« Elle allait même mendier pour nous, se souvient-il. Je l’envoyais moi-même chercher du pain chez les autres. Quelle affaire ! Elle aurait dû, la sotte, vivre encore dix ans pour savoir comment je suis vraiment ! Très Sainte Mère, mais où diable vais-je donc ? Il ne s’agit plus de guérison maintenant, mais d’enterrement. Reviens chez toi ! »

Grigôry fait tourner le cheval et le fouaille de toute sa force. La route devient à tout moment de plus en plus mauvaise. À présent, on ne voit plus du tout l’archet. Parfois le traîneau butte contre un jeune pin ; un objet sombre égratigne les mains du tourneur, apparaît devant ses yeux, et le champ de sa vision redevient blanc et tournaillant.

« Si l’on pouvait recommencer à vivre… » songe le tourneur.

Il se souvient qu’il y a quarante ans, Matriôna était jeune, belle, gaie, et de maison riche. On la lui avait donnée, faisant fond sur son état. Ils avaient tout pour être à l’aise, mais le malheur voulut, qu’ayant bu le jour de ses noces, et étant monté se coucher sur le poêle, il ne se fût réveillé qu’à présent. Grigôry se souvient de la noce, mais – qu’on le tue ! – de rien de ce qui se passa ensuite,… sauf qu’il buvait, dormait, en venait aux mains… Ainsi ont été perdus quarante ans.

Les blancs nuages de neige commencent petit à petit à tourner au gris ; le crépuscule vient.

« Où vais-je donc ? se demande le tourneur, se ressaisissant tout d’un coup. Il faut mener quelqu’un en terre et je vais à l’hôpital… J’ai comme perdu la tête ! »

L’homme retourne une fois encore le cheval et le refouaille. La bête rassemble toutes ses forces, renifle, et part au petit trot. Le tourneur lui fouaille l’échine à tour de bras… Derrière lui un bruit s’entend. Il sait, sans se retourner, que c’est la tête de la morte qui cogne sur le traîneau. L’air s’obscurcit de plus en plus ; le vent devient plus froid, plus coupant…

« Recommencer à vivre, songe le tourneur. Acheter de nouveaux outils, prendre des commandes… en donner le gain à la vieille… oui ! »

Voilà que les guides lui échappent… Il les cherche, veut les rattraper, ne peut pas ; ses mains ne lui obéissent pas…

« Qu’importe ! pense-t-il, la jument arrivera toute seule ; elle sait la route. Il faudrait dormir maintenant, se coucher jusqu’à l’enterrement, jusqu’au service des morts… »

Le tourneur ferme les yeux, s’assoupit. Peu après il sent que la jument s’est arrêtée. Il ouvre les yeux et distingue devant lui quelque chose de sombre, ressemblant à une isba ou à une meule…

Il devrait descendre de traîneau pour voir ce que c’est ; mais il ressent dans tout le corps une telle paresse qu’il préfère geler plutôt que faire le moindre mouvement…, et il s’endort inconsciemment.

Il se réveille dans une grande chambre aux murs peints. On voit par la fenêtre qu’il fait une claire journée ensoleillée. Le tourneur voit devant lui des gens et veut leur paraître posé, intelligent…

– Il faudrait faire dire un service, les amis, dit-il… prévenir le prêtre…

– Allons, bon, bon ! l’interrompt une voix. Reste couché.

– Bon monsieur, Pâvel Ivânytch ! s’étonne le tourneur en voyant le docteur devant lui. Votre Haute Noblesse ! Mon bienfaiteur !

Il veut se lever et se précipiter aux pieds du médecin ; mais il sent que ses mains et ses pieds ne lui obéissent pas.

– Votre Haute Noblesse ! demanda-t-il. Où sont donc mes pieds ? Où sont mes mains ?

– Dis-leur adieu à tes mains et à tes pieds… Ils sont gelés. Allons, allons… qu’as-tu à pleurer ? Tu as vécu, grâce à Dieu !… Tu as vécu, je parie, soixante bonnes années. Ça suffit bien !

– Mais c’est le malheur, Votre Noblesse ! C’est le malheur ! Pardonnez-moi de tout votre cœur, ne pourrait-on pas encore vivre cinq ou six petites années ?…

– Pourquoi faire ?

– La jument n’est pas à moi, il faut la rendre… Il faut enterrer la vieille… Comme tout passe rapidement en ce monde !… Votre Haute Noblesse, Pâvel Ivânytch, je vous tournerai un petit porte-cigare en bouleau de Carélie, tout ce qu’il y a de mieux ! Je vous tournerai un petit jeu de croquet…

Le docteur fait un geste tombant, et sort de la salle. Adieu, tourneur !

1885.

GOÛSSÉV

I

Le jour tombait, il allait être bientôt nuit.

Goûssév, fantassin envoyé en congé définitif, se soulève sur son hamac et dit à mi-voix :

– Tu entends, Pâvel Ivânytch ? Un soldat m’a raconté à Sou-Tchane que son bateau, pendant la traversée, est passé sur un grand poisson et a eu la cale défoncée.

L’homme, de condition indéterminée, à qui s’adresse Goûssév, et que tous, à l’infirmerie du bord, appellent Pâvel Ivânytch, se tait, comme s’il n’entendait pas.

Et le calme se fait à nouveau… Le vent joue dans les agrès ; l’hélice taque ; les vagues clapotent ; les hamacs grincent ; mais l’oreille est depuis longtemps habituée à ces bruits, et il semble que, alentour, tout dorme et se taise. Les trois malades – deux soldats et un marin, – qui, tout le jour, ont joué aux cartes, – dorment déjà, et ont le délire.

Il semble qu’il commence à y avoir du tangage. Le hamac de Goûssév se soulève et s’abaisse exactement comme s’il respirait, – et ainsi une fois, deux fois, trois… Quelque chose heurte le plancher et tinte : probablement un gobelet de métal, tombé.

– Le vent s’est déchaîné… dit Goûssév, tendant l’oreille.

Cette fois Pâvel Ivânytch tousse et répond nerveusement :

– Tantôt c’est un bateau qui monte sur un gros poisson, tantôt c’est le vent qui se déchaîne… Le vent est-il donc un animal pour rompre sa chaîne ?

– C’est comme ça que parlent les gens baptisés.

– Les baptisés sont aussi ignares que toi… Y a-t-il peu de choses qu’ils disent ? Il faut avoir une tête sur ses épaules et raisonner, homme sans idée !

Pâvel Ivânytch est sensible au mal de mer. Quand il y a du tangage, il grogne et s’irrite au moindre rien. Mais, à l’avis de Goûssév, il n’a positivement pas à se fâcher. Qu’y a-t-il d’étrange et d’extraordinaire, par exemple, dans ce grand poisson ou dans le vent qui se déchaîne ?… Supposons que le poisson soit de la hauteur d’une montagne et que son dos soit aussi dur que celui d’un esturgeon ; supposons aussi que là, où est le bout de l’univers, il y ait de grandes murailles de pierre et que les méchants vents y soient enchaînés… S’ils n’avaient pas rompu leurs chaînes, pourquoi s’agiteraient-ils sur toute la mer comme des possédés, hurlant comme des chiens ? Si on ne les attache pas, où sont-ils donc pendant le calme ?

Goûssév songe longuement à des poissons, gros comme des montagnes, et à de grosses chaînes rouillées ; puis l’ennui le prend et il se met à songer à son pays, dans lequel il rentre après cinq ans de service en Extrême-Orient. Il voit un grand étang glacé, recouvert de neige. Sur l’un des bords, se trouve une grande fabrique de porcelaine, toute en brique, avec une haute cheminée et des nuages de fumée noire. Sur l’autre bord est son village… De sa maison, la cinquième tout au bout, son frère Alexiéy part en traîneau. Derrière Alexiéy est assis son fils, Vânnka, chaussé de grandes bottes de feutre, et sa fillette, Akoûlka, aussi en bottes de feutre ; Alexiéy a un peu bu. Vânnka rit, mais ne voit pas la figure – emmitouflée – d’Akoûlka.