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Quelqu’un, en haut, pousse un fort cri ; plusieurs matelots accourent. Il semble que l’on ait traîné sur le pont quelque chose d’énorme et de lourd, ou que quelque chose ait éclaté. Les hommes accourent encore… N’est-il pas arrivé quelque malheur ? Goûssév lève la tête, prête l’oreille et voit que les deux soldats et le matelot ont recommencé à jouer aux cartes. Pâvel Ivânytch, assis, remue les lèvres. On étouffe, on n’a pas la force de respirer, on a soif, mais l’eau est chaude dégoûtante… Le tangage ne cesse pas.

Tout à coup, il arrive quelque chose à un des soldats qui joue… Il appelle cœurs les carreaux, se trompe en comptant, et laisse tomber ses cartes. Puis, avec un sourire effrayé et bête, il regarde autour de lui…

– Je viens tout de suite, frères… dit-il, en se couchant à terre.

Tous, éberlués, l’interpellent ; il ne répond pas.

– Stépane ! lui demande le soldat au bras bandé, est-ce que tu te sens mal ? hein ? Faut-il aller chercher le prêtre, hein ?

– Stépane, lui dit le matelot, bois de l’eau… tiens, vieux frère, bois !

– Pourquoi donc lui cognes-tu le quart contre les dents ? dit Goûssév se fâchant. Ne vois-tu donc pas, tête d’épouvantail ?…

– Quoi ?

– Quoi ?… répète Goûssév, le contrefaisant ; il ne respire plus, il est mort. Et tu demandes : Quoi ? Quelles gens idiots, Seigneur, mon Dieu !

III

Il n’y a plus de tangage. Pâvel Ivânytch est redevenu gai, ne se fâche plus. Il a une expression fanfaronne, excitée et moqueuse. Il a l’air de dire : « Je vais vous raconter une chose si drôle que vous en aurez mal au ventre. »

Le hublot est ouvert et une douce brise passe sur Pâvel Ivânytch. On entend des voix ; des avirons battent l’eau… Sous le hublot quelqu’un glapit d’une petite voix déplaisante ; c’est probablement un Chinois qui chante.

– Oui, dit Pâvel Ivânytch en souriant moqueusement, nous voici en rade. Encore à peu près un mois et nous serons en Russie. Oui, très honorés messieurs les soldats ! J’arriverai à Odessa, et de là, droit à Khârkov ! J’ai, à Khârkov, un ami homme de lettres. J’irai chez lui et lui dirai : « Allons, l’ami, laisse pour un jour tes abjects sujets d’amourettes féminines et de beautés de la nature, et divulgue la saleté à deux pattes !… Te voici des thèmes… »

Après avoir pensé une minute à quelque chose, il dit :

– Goûssév, sais-tu comment je les ai trompés ?

– Qui, Pâvel Ivânytch ?

– Toujours les mêmes… Comprends-tu ? il n’y a sur le bateau que des premières et des troisièmes ; en troisième, il n’est permis de voyager qu’aux moujiks, autrement dit, aux mufles. Si tu as un veston et que tu ressembles de loin à un bârine[67] ou à un bourgeois, veuille bien voyager en première : Crèves-en, si tu veux, mais allonge cinq cents roubles ! « Pourquoi, demandé-je, avez-vous une pareille règle ? Voulez-vous, par cela, rehausser le prestige des intellectuels russes ? » – « Pas du tout. Nous ne vous laissons pas voyager en troisième pour la simple raison que cela ne convient pas à un homme comme il faut ; on y est trop mal, et c’est trop dégoûtant. » « Oui, monsieur ?… Grand merci pour votre sollicitude des gens comme il faut ! Mais dussé-je être mal ou bien, je n’ai pas cinq cents roubles. Je n’ai pas volé le Trésor, je n’ai pas exploité les indigènes, je n’ai pas fait de contrebande ; je n’ai fait mourir personne sous les verges. Alors, jugez-en : Ai-je le droit de trôner en première classe et, surtout, de me glisser parmi les intellectuels russes ? » Mais on ne les prend pas par la logique… Il fallut recourir à une tromperie. J’enfile un cafetan et de grandes bottes ; je me fais une tête de margoulin ivrogne, et je vais chez l’agent : « Votre noblesse, lui dis-je, donne-moi un billet… »

– De quelle condition êtes-vous ? me demande le marin.

– Du clergé. Mon père a été un honnête pope. Il a toujours dit tout droit la vérité aux grands de ce monde, et il en a beaucoup souffert.

Pâvel Ivânytch se fatigue de parler ; il étouffe, mais continue :

– Oui, je dis toujours la vérité en pleine figure… Je ne crains rien ni personne. En cela, il y a entre moi et vous une énorme différence. Vous êtes des gens ignorants, aveugles, écrasés. Vous ne voyez rien, et, ce que vous voyez, vous ne le comprenez pas. On vous dit que le vent rompt sa chaîne, que vous êtes des animaux, des Pétchénègues[68], et vous croyez ce qu’on vous dit. On vous flanque des coups sur la nuque et vous baisez la main qui vous frappe. Quelque animal, en pelisse de raton vous vole et vous lâche ensuite quinze copeks de pourboire ; et vous dites : « Daignez, Seigneur, me donner votre main. » Vous êtes des parias, des gens pitoyables… Moi, c’est autre chose ! J’ai une vie consciente. Je vois tout, comme l’aigle ou le vautour qui vole au-dessus de la terre. Je comprends tout. Je suis la protestation incarnée. Quand je vois l’arbitraire, je proteste. Quand je vois un bigot ou un hypocrite, je proteste. Quand je vois un porc triomphant, je proteste. Et je suis indomptable. Nulle inquisition espagnole ne peut me contraindre à me taire. Oui… Que l’on me coupe la langue, ma mimique protestera. Claquemurez-moi dans une cave, je crierai si fort que l’on m’entendra à une verste ; ou bien je me laisserai mourir de faim, pour que la noire conscience des geôliers soit chargée d’un poids de plus ; tuez-moi, je reparaîtrai sous forme d’esprit. Tous ceux qui me connaissent me disent : « Vous êtes un homme insupportable, Pâvel Ivânytch ! » Je m’enorgueillis de cette réputation. J’ai fait trois ans de service en Extrême-Orient et y ai laissé un souvenir qui durera cent ans, je m’y suis brouillé avec tout le monde. De Russie, mes amis m’écrivent : « Ne reviens pas ! » Et, moi, je m’embarque et je reviens tout exprès… Oui. Ça, c’est la vie que je comprends ! C’est ce qui peut s’appeler la vie !

Goûssév cesse d’écouter et regarde le hublot. Sur l’eau transparente, turquoise pâle, toute baignée d’un soleil aveuglant et brûlant, un canot se balance. Des Chinois nus, debout, tendent des cages où il y a des serins, et crient :

– Il chante ! Il chante !

Un autre canot heurte ce canot, une vedette à vapeur passe. Et voici un autre canot dans lequel est assis un gros Chinois qui mange du riz avec des baguettes. Paresseusement l’eau ballotte par-dessous ; paresseusement volent des mouettes blanches.

« Ah ! ce gros-là, pense Goûssév en regardant le gros Chinois en bâillant, il serait bon de lui flanquer sur la nuque… »

Il dort debout et il lui semble que toute la nature somnole. Le temps file vite. Le jour s’écoule sans qu’on s’en aperçoive, et, de même, arrive l’obscurité… Le bateau n’est plus à l’ancre ; il repart on ne sait où.

IV

Deux jours ont passé. Pâvel Ivânytch n’est plus assis, mais courbé. Ses yeux sont clos. Son nez semble plus pointu.

– Pâvel Ivânytch ! lui crie Goûssév, – hein ? Pâvel Ivânytch !

Pâvel Ivânytch ouvre les yeux et remue les lèvres.

– Ça ne va pas ?

– Comme ça… répond Pâvel Ivânytch, étouffant. Au contraire, même… ça va mieux… Tu vois, je puis même rester allongé… Ça s’est arrangé…

– Allons, que Dieu soit loué !

– Quand je me compare à vous, mes pauvres, j’ai pitié de vous… Moi, mes poumons sont en bon état, ma toux vient de l’estomac… je peux supporter l’enfer ; qu’y a-t-il à parler de la mer Rouge ? Puis je regarde du point de vue critique ma maladie et les remèdes ; et vous… vous, vous êtes ignorants… C’est dur pour vous ; très, très dur !