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Il n’y a pas de tangage, mais on étouffe et il fait chaud comme dans une étuve. Il est non seulement difficile de parler, mais même d’écouter. Goûssév relève ses genoux, pose la tête dessus, et songe à son pays natal. Mon Dieu, quel délice, par une chaleur pareille, de songer à de la neige, à du froid !… On est en traîneau. Tout d’un coup les chevaux ont peur, prennent le mors aux dents… Ne connaissant plus ni route, ni fossés, ni ravins, ils filent comme des enragés à travers tout le village, sur l’étang, près de l’usine, puis à travers champs… « Arrête ! arrête !… crient de toute leur voix les gens de l’usine et les passants. Arrête ! » Mais à quoi bon les arrêter ! Que le vent cinglant et froid coupe la figure et morde les mains ; que les paquets de neige, arrachés par les sabots, vous volent derrière le cou, sur votre bonnet, sur la poitrine ! que les patins crient ! que les traits et le palonnier cassent ! que le diable les emporte !… Et quel délice quand le traîneau verse et que l’on roule de tout son cœur sur un tas de neige, piquant du nez dans la neige ! On se relève tout blanc, des glaçons aux moustaches ; on n’a ni bonnet ni moufles ; votre ceinture est défaite… Les gens rient, les chiens aboient…

Pâvel Ivânytch, ouvrant à demi un œil, regarde Goûssév et demande à mi-voix :

– Goûssév, ton commandant volait-il ?

– Et qui donc le sait, Pâvel Ivânytch ? On ne sait pas ; cela n’est pas venu jusqu’à nous.

Ensuite, il se fait un long silence. Goûssév songe, délire et boit sans cesse de l’eau. Il lui est difficile de parler, difficile d’écouter, et il a peur qu’on ne lui parle. Une heure passe ; deux heures ; trois heures… Le soir vient, puis la nuit ; mais Goûssév ne le remarque pas. Il reste assis, pensant toujours à la gelée.

Il semble que quelqu’un soit entré dans l’infirmerie. On entend des voix ; mais cinq minutes passent et tout se tait.

– Paix à son âme, Dieu soit avec lui ! dit le soldat au bras pansé. C’était un homme pas tranquille !

– Quoi ? demande Goûssév. De qui parles-tu ?

– Il est mort. On vient tout de suite de l’emporter en haut.

– Allons, tant pis, dit Goûssév en bâillant. Paix à son âme !

– Qu’en penses-tu, Goûssév ? demande au bout d’un peu de temps le soldat au pansement ; ira-t-il au ciel, ou n’ira-t-il pas ?

– De qui parles-tu ?

– De Pâvel Ivânytch.

– Il ira… il y a longtemps qu’il souffrait. Et d’ailleurs, il est de famille de prêtres, et les popes ont beaucoup de parenté ; on priera pour lui.

Le soldat au pansement s’assied sur le hamac de Goûssév et dit à mi-voix :

– Toi non plus, Goûssév, tu n’es pas fait pour vivre sur cette terre ; tu n’arriveras pas en Russie.

– Est-ce le médecin ou l’infirmier qui l’a dit ? demande Goûssév.

– Ce n’est pas que quelqu’un l’ait dit, mais ça se voit… Un homme qui va bientôt mourir, ça se voit tout de suite. Tu ne manges pas, tu ne bois pas, tu as maigri, – c’est effrayant de te voir. La phtisie, en un mot. Je ne dis pas ça pour t’inquiéter, mais parce que, peut-être, voudrais-tu communier et te faire mettre à l’extrême-onction ?… Et si tu as de l’argent, tu devrais le remettre à l’officier principal.

– Je n’ai pas écrit chez moi… soupire Goûssév. Je mourrai sans qu’on le sache.

– On le saura, dit de sa voix profonde le matelot malade. Quand tu mourras on l’inscrira dans le journal de bord. On en remettra un extrait au chef de place à Odessa, et celui-ci l’enverra au district, et où il faudra…

Goûssév se sentît mal à l’aise après cette conversation et commença à être travaillé d’on ne sait quel désir… Il boit de l’eau ; ça n’arrange rien ; il s’approche du hublot et respire l’air brûlant et humide ; pas ça ; il essaie de penser à son pays, à la gelée ; pas ça… Il lui semble enfin que, s’il reste une minute encore à l’infirmerie, il étouffera infailliblement.

– Ça ne va pas, frères… dit-il. Il faut que j’aille en haut. Menez-moi en haut, au nom du Christ !

– Bien, consent le soldat au pansement. Tu ne pourras pas y monter, mais je te porterai. Prends-moi au cou.

Goûssév prend le cou du soldat, l’autre l’entoure de son bras valide et le porte en haut. Sur le pont dorment, entassés, les soldats et les marins qui ont reçu leur congé définitif. Ils sont si nombreux qu’on a peine à passer.

– Descends, dit doucement le soldat. Suis-moi lentement. Attrape-toi à ma chemise…

Il fait noir. Aucun feu ni sur le pont, ni aux mâts, ni alentour, sur la mer. À l’avant, immobile comme une statue, se tient un homme de quart, mais il semble qu’il dorme. Il semble que le bateau soit livré à lui-même et aille où bon lui semble.

– On va maintenant jeter Pâvel Ivânytch à la mer… dit le soldat au pansement. On va le mettre dans un sac, et à l’eau.

– Oui, c’est comme ça qu’on fait.

– C’est mieux de reposer dans la terre, chez soi ; du moins, votre mère vient pleurer sur votre tombe.

– C’est sûr !

Il vint une odeur de fumier et de foin. Têtes basses, près du garde-corps, il y a des bœufs. Une, deux, trois… huit têtes… Et il y a aussi un petit cheval. Goûssév allonge le bras pour le caresser, mais le cheval secoue la tête, montre les dents et veut mordre sa manche.

– Sale bête… grogne Goûssév.

Le soldat et lui vont doucement vers l’avant, s’arrêtent près du bord, puis regardent, en silence, en bas et en haut. En haut, c’est le ciel profond, les claires étoiles, la paix et le silence, comme chez soi, au village. En bas, l’obscurité et le brouhaha. On ne sait pourquoi mugissent les hautes vagues. Quelle que soit celle que l’on regarde, elle tâche de surmonter les autres, d’écraser, de chasser celle qui la précède ; sur elle, avec bruit, s’en jette une troisième, aussi sauvage et aussi laide, faisant panache de sa crête blanche.

La mer ne connaît ni raison ni pitié. Si le bateau était plus petit et pas en gros fer, les vagues le détruiraient sans nulle compassion et engloutiraient les hommes, sans distinguer les saints et les pécheurs. Le bateau, lui aussi, a une expression stupide et cruelle. Ce monstre nasu pousse en avant, en coupant sur sa route des milliers de vagues. Il ne craint ni la nuit, ni le vent, ni l’espace, ni la solitude : tout lui est égal, et si même les vagues de l’océan étaient des êtres vivants, le monstre les écraserait sans distinguer non plus les saints et les pécheurs.

– Où sommes-nous maintenant ? demande Goûssév.

– Je ne sais pas. Sans doute, dans l’Océan.

– On ne voit pas la terre…

– Ah, ouiche ! On dit que nous ne la verrons que dans sept jours.

Les deux soldats regardent l’écume blanche, aux lueurs phosphorescentes, se taisent et passent. Goûssév, le premier, rompt le silence.

– Il n’y a là rien d’effrayant, dit-il. On n’a peur que comme si on était dans un bois sombre, ou si, une supposition, on descendait sur l’eau, en canot, et que l’officier commanderait d’aller à cent verstes pêcher du poisson ; – j’irais. Ou bien si, disons-le, un chrétien tombait, tout de suite à l’eau ; – je m’y jetterais pour aller le chercher. Un Allemand ou un Manza, je n’irais pas le sauver ; mais un chrétien, j’irais.

– Et ça te fait peur de mourir ?

– Ça me fait peur. C’est notre bien que je regrette. J’ai, vois-tu, un frère pas sérieux ; il boit, bat sa femme sans raison, et ne respecte pas les vieux. Sans moi, tout marchera à l’abandon, et le père et la vieille, comptes-y, iront mendier. Mais cependant, frère, mes jambes ne tiennent plus ; on étouffe ici… allons dormir.