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Ce dont je me souviens en premier lieu, et ce que j’aime à me rappeler, c’est l’extraordinaire confiance avec laquelle elle entra dans ma maison et se laissait soigner par les médecins. Cette confiance se lisait sur sa petite figure. La voici, par exemple, assise à l’écart, la joue bandée, et qui regarde quelque chose avec attention. Me voit-elle, à ce moment-là, écrire ou feuilleter un livre ; voit-elle ma femme aller et venir, ou la cuisinière, dans sa cuisine, peler des pommes de terre, ou le chien jouer, ses yeux exprimaient invariablement une même pensée : « Tout ce qui se fait en ce monde est beau et intelligent. »

Elle était curieuse et aimait beaucoup à causer avec moi. Assise à table, en face de moi, elle suivait mes mouvements, et me questionnait. Elle s’intéressait à ce que je lisais, à ce que je faisais à l’Université, me demandait si je n’avais pas peur des cadavres, à quoi j’employais mes appointements…

– Les étudiants se battent-ils à l’Université ? demandait-elle.

– Oui, ils se battent.

– Et vous les faites mettre à genoux ?

– Je les y fais mettre.

Et ces deux choses lui paraissaient drôles, et elle riait. C’était une enfant douce, patiente et bonne. Il m’arrivait souvent de voir qu’on lui enlevait quelque chose, qu’on la punissait sans raison, ou qu’on ne satisfaisait pas sa curiosité. À sa continuelle expression de confiance s’ajoutait alors de la tristesse, et rien de plus. Je ne savais pas intervenir pour elle et, quand je la voyais triste, je sentais le désir de l’attirer à moi et de la plaindre du ton d’une vieille nourrice, disant : « Ma chère orpheline. »

Je me souviens aussi qu’elle aimait à bien s’habiller et à s’asperger de parfums. En cela son goût concordait avec le mien ; j’aime aussi les belles robes et les bons parfums.

Je regrette de n’avoir eu ni le temps ni l’envie de suivre le début et le développement de la passion qui possédait déjà entièrement Kâtia quand elle avait quatorze ou quinze ans. Je parle de son amour passionné pour le théâtre. Lorsqu’elle vivait chez nous, pendant les vacances, elle ne parlait de rien avec tant de plaisir et de chaleur que de pièces et d’acteurs. Elle nous fatiguait de ses continuels discours sur le théâtre. Ma femme et mes enfants ne l’écoutaient pas. À moi seul manquait l’énergie de lui refuser l’attention. Quand elle ressentait le désir de partager avec quelqu’un ses enthousiasmes, elle entrait dans mon cabinet et me disait d’un ton suppliant :

– Nicolas Stépânytch{4}, permettez-moi de parler de théâtre avec vous !

Je lui montrais la pendule et disais :

– Je te donne une demi-heure. Commence.

Dans la suite, elle se mit à apporter avec elle des douzaines de portraits d’acteurs et d’actrices qu’elle adorait. Elle se donna ensuite plusieurs fois le plaisir de prendre part à des spectacles d’amateurs, et enfin, quand elle eut terminé ses classes à l’institut, elle me déclara qu’elle était née pour être actrice.

Je n’ai jamais partagé l’engouement de Kâtia pour le théâtre. Pour moi, si une pièce est bonne, il n’est pas besoin, pour recevoir l’impression voulue, de fatiguer des acteurs ; on peut se borner à la lire ; si, au contraire, une pièce est mauvaise, aucun jeu ne peut la rendre bonne.

Dans ma jeunesse, j’allais souvent au théâtre, et, maintenant, deux fois par an, ma famille prend une loge et m’emmène pour me « détendre ». Sans doute ce n’est pas assez pour avoir le droit de juger du théâtre ; pourtant j’en dirai quelque chose. Le théâtre n’est pas, selon moi, devenu meilleur qu’il était il y a trente ou quarante ans. Comme autrefois, je ne puis ni dans les couloirs, ni au foyer, trouver un verre d’eau. Comme autrefois, les huissiers me mettent à l’amende de vingt kopeks pour ma pelisse, bien qu’il n’y ait rien de répréhensible dans le fait de porter l’hiver un vêtement chaud. Comme autrefois, une musique joue sans aucune nécessité pendant les entr’actes, ajoutant à l’impression reçue quelque chose de nouveau qu’on ne demande pas. Comme autrefois, les hommes, pendant les entr’actes, vont boire des spiritueux. Si je ne vois pas de progrès dans les détails, je les cherche en vain dans le fond. Quand un acteur, enveloppé des pieds à la tête dans la tradition et les préjugés théâtraux s’efforce de lire non pas simplement, mais avec un infaillible frémissement et avec des convulsions de tout le corps, le simple et usuel monologue : « Être ou ne pas être », ou quand il s’efforce de me convaincre que Tchâski, causant beaucoup avec des sots et aimant une sotte, est un homme d’esprit, et que Le malheur d’avoir trop d’esprit n’est pas une pièce ennuyeuse, je sens émaner de la scène la même routine qui m’ennuyait déjà il y a quarante ans, quand on me régalait de hurlements classiques et de battements de poitrine. Et, chaque fois, je sors du théâtre plus conservateur que j’y suis entré.

On peut persuader la foule sentimentale et crédule que le théâtre, en son aspect actuel, est une école. Mais ceux qui savent réellement ce qu’est une école ne mordront pas à cette amorce. Je ne sais pas ce qui sera dans cinquante ou cent ans, mais, dans les conditions présentes, le théâtre ne peut servir que de divertissement, et ce divertissement est trop cher pour qu’on puisse continuer à en user. Il enlève à l’État des milliers d’hommes et de femmes, bien portants, talentueux, qui, s’ils ne s’étaient pas voués au théâtre, auraient pu être de bons médecins, de bons agriculteurs, de bonnes maîtresses d’école ou de bons officiers ; il prend au public les heures du soir, le temps le meilleur pour le travail spirituel et pour les conversations amicales. Et je ne parle même pas des pertes morales que fait le spectateur quand il voit, faussement représenté sur la scène, un meurtre, un adultère ou une calomnie.

Kâtia était d’un tout autre avis. Elle m’assurait que le théâtre, même dans son état présent, surpasse l’amphithéâtre, le livre, et tout au monde. Le théâtre était, pour elle, la force qui réunit en un seul tous les arts, et les acteurs étaient des missionnaires. Aucun art et aucune science, réduits à eux seuls, ne sont à même d’agir si fortement sur l’âme humaine, et ce n’est pas en vain qu’un acteur, même de moyenne grandeur, jouit dans l’État d’une bien plus grande popularité que le plus grand savant ou le plus grand artiste. Et aucune profession ne peut apporter tant de jouissances que celle d’acteur.

Un beau jour, Kâtia entra dans une troupe et partit, il me semble, pour Oûfa, emportant beaucoup d’argent, une masse de radieuses espérances et des vues aristocratiques sur le métier d’artiste.

Ses premières lettres, écrites durant son voyage, furent étonnantes. J’étais abasourdi de ce que ces petits feuillets pussent contenir tant de jeunesse, de pureté d’âme, de sainte naïveté, et, en même temps, des jugements fins, sensés, qui eussent fait honneur à un bon esprit viril. Elle décrivait et chantait le Volga, la nature, les villes qu’elle visitait, ses camarades, ses succès et insuccès. Chaque ligne respirait la confiance que j’étais accoutumé de voir sur son visage, sans parler d’une masse de fautes de grammaire et d’un manque presque absolu de ponctuation.

Il ne s’écoula pas six mois que les mots suivants me parvinrent, dans une lettre hautement poétique et enthousiaste : « Je suis amoureuse. » À la lettre était jointe la photographie d’un jeune homme à visage rasé, avec un large chapeau et un plaid rejeté sur l’épaule. Les lettres suivantes étaient aussi magnifiques, mais il s’y trouvait des signes de ponctuation ; les fautes de grammaire avaient disparu, et elles sentaient fortement l’homme. Kâtia m’écrivait qu’il serait bien de construire, par actions, sur le Volga, un vaste théâtre, et d’intéresser à cela les riches marchands et les propriétaires de bateaux. On ferait beaucoup d’argent, des recettes formidables ; les acteurs seraient associés à l’entreprise. Tout cela peut-être, ou en effet, eût été bien ; mais il me semble que de pareilles combinaisons ne peuvent germer que dans la tête d’un homme.