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Quoi qu’il en soit, tout alla bien, en apparence, pendant un an et demi, ou deux. Kâtia aimait, croyait à son art, était heureuse. Mais, ensuite, je remarquai dans ses lettres des signes manifestes de désenchantement. Kâtia, ce fut le début, se plaignit de ses camarades. C’est là le premier et le plus funeste symptôme. Si un jeune savant ou un jeune littérateur commence sa carrière en se plaignant amèrement de ses maîtres ou de ses confrères, c’est qu’il est déjà fatigué et impropre au travail. Kâtia m’écrivait que ses camarades ne venaient pas aux répétitions et ne savaient jamais leurs rôles ; qu’on sentait en eux, dans le choix des pièces jouées et dans leur manière de se tenir en scène, un complet mépris du public ; que, pour augmenter la recette, dont on se souciait uniquement, des actrices de drame s’abaissaient à chanter des chansonnettes et les tragiques des couplets où l’on se moque des maris cornus et de la grossesse des femmes infidèles, etc. Il fallait, au total, s’étonner que cela n’eût pas encore ruiné l’entreprise et qu’elle pût tenir à un fil si mince et si pourri.

Je répondis à Kâtia une longue et, je l’avoue, très ennuyeuse lettre. Je lui disais entre autres choses : « Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs, les plus nobles des hommes, qui m’accordaient leur bienveillance. J’ai pu inférer de leurs discours que la mode et l’humeur de la société régissent leur profession plus que leur raison et leur liberté propres. Il est arrivé aux meilleurs d’entre eux de jouer dans la tragédie et dans l’opérette, dans les farces parisiennes et dans les féeries, et il leur semblait qu’ils étaient, chaque fois, dans la vraie voie et faisaient un travail utile. Donc, tu le vois, il faut chercher la racine du mal non pas dans les acteurs, mais plus profondément, dans l’art lui-même et dans les vues de la société à son sujet. »

Cette lettre ne fit qu’exciter Kâtia. Elle me répondit : « Nous chantons, vous et moi, des airs différents. Je ne vous parlais pas des nobles gens qui vous « accordent » leur bienveillance, mais d’une bande d’aigrefins, n’ayant, avec la noblesse, rien de commun. C’est un troupeau de sauvages montés sur la scène parce qu’on ne les aurait reçus nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes que par impudence. Pas un talent. Beaucoup de ratés, d’ivrognes, d’intrigants et de potiniers. Je ne puis vous dire combien il m’afflige que l’art, que j’aime tant, soit tombé dans les mains de gens que je hais. Il m’est pénible que les meilleures gens ne voient le mal que de loin, ne veuillent pas s’en approcher, et, au lieu d’intervenir, écrivent lourdement des lieux communs et une morale si inutile… » Et ainsi de suite. Tout était dans ce genre-là.

Il s’écoula encore un peu de temps, et je reçus cette lettre : « Je suis inhumainement trompée. Disposez de mon argent comme bon vous semblera. Je vous ai aimé comme un père et comme mon seul ami. Pardonnez-moi. »

Il se trouvait que son bien-aimé appartenait lui aussi au « troupeau de sauvages ». J’ai pu deviner plus tard à certaines allusions qu’elle fit une tentative de suicide. Kâtia essaya, il me semble, de s’empoisonner. Il faut penser qu’elle fut ensuite sérieusement malade, car sa lettre suivante me parvint de Iâlta{5}, où, selon toute apparence, les docteurs l’avaient envoyée. Sa lettre précédente me demandait de lui adresser le plus tôt possible mille roubles, et se terminait ainsi : « Pardonnez-moi cette lettre si sombre ; hier soir, j’ai enterré mon enfant. »

Après avoir vécu en Crimée à peu près un an, elle revint chez moi.

Son voyage avait duré quatre ans, et, dans ces quatre années, j’avais joué, il faut le confesser, dans ses relations un rôle peu enviable, étrange. Lorsqu’elle m’avait déclaré qu’elle se faisait actrice, lorsqu’elle m’avait écrit son amour, lorsque l’esprit de dissipation s’emparait d’elle, et qu’il fallait, sur sa demande, lui envoyer ou mille ou deux mille roubles ; lorsqu’elle m’écrivait sa détermination de mourir, puis la mort de son enfant, je perdais chaque fois la tête et me contentais de penser beaucoup à elle et de lui écrire de longues et ennuyeuses lettres, que j’aurais pu ne pas lui écrire. Et pourtant, je remplaçais son père, et je l’aimais comme ma fille.

Kâtia vit maintenant à une demi-verste de moi. Elle a loué un appartement de cinq pièces et s’est installée assez confortablement et selon son goût. Si l’on essayait de représenter son intérieur, la dominante y apparaîtrait la paresse. De molles chaises longues pour le corps paresseux, des tabourets mous pour les jambes paresseuses, des tapis de couleurs déteintes ou de couleurs mates pour les yeux paresseux ; aux murailles, pour l’âme paresseuse, une abondance d’éventails bon marché, et de petits tableaux, dans lesquels l’originalité de la facture l’emporte sur le fond ; une abondance de petites tables et de petites étagères couvertes de choses absolument inutiles et sans valeur ; des chiffons informes au lieu de rideaux…, tout cela, – avec la peur des couleurs éclatantes, de la symétrie et de l’espace, – atteste tout à la fois la paresse d’âme et la perversion du goût naturel. Kâtia reste étendue des jours entiers sur sa chaise longue et lit surtout des romans et des nouvelles. Elle ne sort de chez elle qu’une fois par jour pour venir me voir.

Je travaille. Kâtia s’assied non loin de moi sur le divan, garde le silence et s’enveloppe dans un châle comme si elle avait froid. Est-ce parce qu’elle m’est sympathique ou que je suis habitué à ses fréquentes visites dès le temps de son enfance, sa présence ne m’empêche pas de me recueillir. De temps à autre, je lui fais machinalement une question. Elle y répond très brièvement. Ou bien, je me repose une minute, me tourne vers elle et la regarde feuilleter pensivement une revue de médecine ou un journal. Et je remarque alors qu’il n’y a plus sur son visage l’expression de confiance d’autrefois. Son expression maintenant est froide, indifférente, distraite, comme celle des voyageurs obligés d’attendre longtemps un train. Elle est, comme autrefois, habillée joliment et simplement, mais sans soin. On voit que sa robe et sa coiffure ont souffert des chaises longues et des fauteuils à bascule sur lesquels elle reste des jours entiers. Elle n’est plus curieuse comme jadis. Elle ne me questionne plus, comme si elle avait déjà tout vécu et croyait ne pouvoir entendre rien de nouveau.

Vers les quatre heures, un mouvement se fait dans le salon. C’est Lîsa, revenue du Conservatoire, qui a amené des amies avec elle. On les entend jouer du piano, essayer leurs voix et rire. Iégor, dans la salle à manger, arrange la table pour le thé. De la vaisselle tinte.

– Bonsoir, me dit Kâtia. Aujourd’hui, je n’entre pas chez les vôtres. On m’excusera. Je n’ai pas le temps. Venez me voir.

Quand je l’accompagne dans l’antichambre, elle me regarde sévèrement de la tête aux pieds et me dit avec ennui :

– Et vous maigrissez toujours ! Pourquoi ne vous soignez-vous pas ? J’irai chez Serge Fiôdorovitch et lui dirai de venir vous examiner.

– Inutile, Kâtia.

– Je ne sais pas où votre famille a les yeux. De jolis êtres, il n’y a pas à dire !