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Elle met nerveusement sa pelisse, et, à ce moment, il tombe généralement de sa coiffure, négligemment faite, deux ou trois épingles. Paresseuse, elle ne prend pas la peine de l’arranger. Elle glisse maladroitement sous sa toque les boucles qui tombent, et elle sort.

Lorsque enfin je rentre dans la salle à manger, ma femme demande :

– Kâtia était à l’instant chez toi ; pourquoi n’est-elle pas entrée nous voir ? C’est même étrange…

– Maman, lui dit Lîsa, d’un ton de reproche, si elle ne veut pas entrer, laisse-la faire. Nous n’avons pas à nous mettre à genoux devant elle.

– Je veux bien, mais c’est du mépris. Rester trois heures dans le cabinet de ton père et ne pas se souvenir de nous. Au reste, à son gré.

Vâria et Lîsa détestent Kâtia. Cette haine m’est incompréhensible et, sans doute, pour la comprendre faut-il être femme. J’en réponds sur ma tête, dans les cent cinquante jeunes gens que je vois presque chaque jour à mes cours, et dans cette centaine d’hommes âgés que je rencontre chaque semaine, on en trouverait à peine un qui comprît cette haine, cette aversion pour le passé de Kâtia, en raison de cette grossesse hors mariage et de cette naissance d’enfant illégitime. Pourtant je ne puis pas me rappeler une seule femme ou jeune fille de ma connaissance, qui ne nourrisse pas en elle, de façon consciente ou instinctive, ces sentiments-là. Ce n’est pas que la femme soit plus vertueuse ou plus pure que l’homme ; la vertu et la pureté, basées sur un sentiment mauvais, diffèrent peu du vice ; j’explique cela simplement parce que les femmes sont arriérées. Le sentiment de tristesse et de compassion, la souffrance de l’homme moderne devant un malheur, me parlent beaucoup plus de sa culture et de son progrès moral que la haine et l’aversion. La femme contemporaine est aussi pleureuse et dure de cœur que celle du moyen âge. Aussi ceux qui conseillent de l’élever comme les hommes ont, selon moi, parfaitement raison.

Ma femme déteste Kâtia pour le motif aussi qu’elle a été artiste, et pour son manque de gratitude, sa fierté, son excentricité, et pour les multiples défauts qu’une femme sait toujours trouver à une autre femme…

En dehors de nous, deux ou trois amies de ma fille, et Alexandre Adôlphovitch Gnekker, prétendant à la main de Lîsa, dînent à la maison. Gnekker est un jeune homme blond, d’à peine trente ans, de taille moyenne, très replet, large d’épaules, avec des favoris roux autour des oreilles et de petites moustaches cirées qui donnent à sa figure ronde et glabre une expression de jouet. Il porte un veston très court, un gilet de couleur et des pantalons à grands carreaux, en haut très larges, et en bas très étroits, et des bottines jaunes, sans talons. Ses yeux sont saillants, comme des yeux d’écrevisse ; sa cravate ressemble à une queue d’écrevisse, et il me semble que ce jeune homme dégage une odeur de bisque. Il vient chaque jour chez nous, mais personne, à la maison, ne sait son origine, où il a fait des études et de quoi il vit. Il ne joue d’aucun instrument et ne chante pas ; toutefois il a de vagues relations avec la musique et le chant. Il vend quelque part les pianos d’on ne sait qui, va souvent au Conservatoire, connaît toutes les sommités musicales et donne des ordres dans les concerts. Il tranche en musique, avec une grande autorité, et j’ai remarqué que tout le monde tombe volontiers d’accord avec lui.

Les gens riches ont toujours autour d’eux des parasites ; la science et les arts de même. Il n’est pas d’art ni de science indemnes de la présence de « corps étrangers » du genre de ce M. Gnekker. Je ne suis pas musicien et, peut-être, me trompé-je sur lui, que, au reste, je connais peu ; cependant, son autorité m’est très suspecte ainsi que la dignité avec laquelle il se tient auprès du piano et écoute quand on joue ou chante.

Fussiez-vous cent fois gentleman et conseiller privé, vous n’êtes pas à l’abri, si vous avez une fille, de ce bas bourgeoisisme qu’introduiront dans votre maison la cour qu’on lui fera, la demande en mariage et le mariage. Je ne puis, par exemple, me faire à l’expression triomphale de ma femme chaque fois que Gnekker est chez nous, ni me faire aux bouteilles de lafitte, de porto ou de xérès que l’on met sur la table, uniquement à cause de lui, afin qu’il se convainque de ses propres yeux de la façon large et luxueuse dont nous vivons. Je ne puis pas supporter non plus le rire saccadé que Lîsa a appris au Conservatoire, et ses manières de cligner légèrement les yeux quand il y a des hommes chez nous. Surtout, je ne puis pas comprendre pourquoi vient chaque jour chez moi, et dîne chez moi un être entièrement étranger à mes habitudes, à ma science, à tout mon genre de vie, et entièrement différent des gens que j’aime. Ma femme et les domestiques murmurent que c’est « un promis ». Malgré tout, je ne comprends pas sa présence.

Il éveille en moi la même perplexité que si l’on plaçait sur ma table un Zoulou ou l’homme qui rit{6}.

Et il me paraît étrange que ma fille, que je suis habitué à regarder comme une enfant, aime cette cravate, ces yeux et ces joues soufflées…

Jadis, j’aimais le temps du dîner, ou y étais indifférent ; mais, à présent, il n’éveille en moi qu’ennui et irritation. Du jour où j’ai été Excellence et suis allé chez les doyens de la Faculté, ma famille a jugé, je ne sais pourquoi, indispensable de modifier radicalement notre menu et les règles de notre repas. Au lieu de ces simples plats, auxquels j’étais habitué dès le temps où j’étais étudiant en médecine, on me nourrit de soupes-purées dans lesquelles nagent des quenelles blanches, et de rognons au madère. Le rang de général et la notoriété m’ont enlevé pour toujours la soupe aux choux et les petits pâtés savoureux, les oies aux pommes et les brèmes au gruau. Ils m’ont enlevé la femme de chambre Agâcha, bavarde et amusante vieille, à la place de qui sert maintenant à table Iégor, garçon stupide et arrogant, avec un gant blanc à la main droite. Les entr’actes sont courts, mais paraissent extrêmement longs parce qu’il n’y a rien pour les remplir. Il n’y a plus la gaieté d’autrefois, les conversations cordiales, les plaisanteries, le rire ; plus ces caresses réciproques et cette joie qui émouvait mes enfants, ma femme et moi quand nous nous retrouvions au dîner. Pour moi, homme occupé, le dîner était le temps du repos et de l’entretien, et, pour ma femme et mes enfants, une fête, courte à vrai dire, mais joyeuse, parce qu’ils savaient que, pour une demi-heure, je n’appartenais plus ni aux étudiants, ni à la science, mais à eux seuls. Plus cet art de se griser avec un seul petit verre ; plus d’Agâcha ; plus de brème au gruau ; plus ce joyeux tapage dont s’accompagnaient les petits incidents du genre de la lutte sous la table du chien et du chat, ou de la chute d’un pansement de Kâtia dans une assiette de soupe.

Décrire mon dîner de maintenant est aussi insipide que de le manger. Le visage de ma femme exprime la solennité, l’importance affectée et le souci. Elle regarde inquiètement nos assiettes et dit : « Je vois que le rôti ne vous plaît pas. Avouez-le ? » Et nous sommes obligés de répondre : « Tu t’inquiètes à tort, ma chère ; le rôti est excellent. » Et elle : « Tu me soutiens toujours, Nicolas Stépânytch, et ne dis jamais la vérité. Pourquoi donc Alexandre Adôlphovitch mange-t-il si peu ? » Et tout est dans ce genre-là, pendant tout le repas. Lîsa rit par saccades et tient les yeux clignés.

Je les regarde toutes les deux, et ce n’est qu’au moment du repas qu’il devient absolument évident pour moi que leur vie intime a depuis longtemps échappé à mon observation. J’ai la sensation que je vivais jadis chez moi dans une vraie famille, et que je dîne maintenant chez des hôtes où je vois une femme qui n’est pas la mienne et une Lîsa, qui n’est pas ma fille. Il s’est produit chez toutes deux un changement radical. J’ai perdu de vue le long processus par lequel ce changement s’est effectué. Il n’est donc pas étonnant que je n’y comprenne rien. Pourquoi ce changement s’est-il produit, je ne sais. Tout le malheur provient peut-être de ce que Dieu n’a pas donné à ma femme et à ma fille autant de force qu’à moi ; dès l’enfance je me suis habitué à résister aux influences extérieures et à me tremper suffisamment. Des catastrophes de l’existence comme la notoriété, le rang de général, le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos ressources, les relations avec les gens en vue, etc., m’ont à peine effleuré ; je reste sain et sauf. Au contraire, tout cela a roulé comme une grosse boule sur ma femme et Lîsa, faibles et insuffisamment trempées, et les a écrasées…