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Les demoiselles et Gnekker parlent de fugues, de contrepoint, de chanteurs et de pianistes, de Bach et de Brahms. Et ma femme, craignant qu’on ne la soupçonne d’inintelligence musicale, leur sourit sympathiquement et murmure : « C’est admirable. N’est-ce pas ?… Dites ?… » Gnekker mange bien, plaisante avec poids et écoute avec condescendance les remarques des demoiselles. De temps à autre, il marque le désir de parler en mauvais français, et alors il croit utile de me donner du « Votre Excellence ».

Et je suis morne. Visiblement, je les gêne tous, et ils me gênent. Jamais, auparavant, je n’avais connu l’antagonisme de classes, et c’est précisément quelque chose de ce genre-là qui me tourmente maintenant. Je m’efforce de ne trouver en Gnekker que les mauvais côtés ; je les découvre vite et je souffre de ce que, à sa place, le prétendant ne soit pas un homme de mon cercle. Sa présence agit encore mal sur moi à un autre point de vue. D’ordinaire, quand je reste seul ou vais dans la société de gens que j’aime, je ne songe jamais à mes mérites, ou si j’y songe, ils me semblent aussi nuls que si je n’étais un savant que depuis hier soir ; mais, en présence de gens tels que Gnekker, mes mérites me semblent une haute montagne dont la cime disparaît dans les nuages et au pied de laquelle grouillent des Gnekker à peine visibles à l’œil nu.

Après le repas, je reviens dans mon cabinet et fume une petite pipe, la seule que je me permette par jour, m’étant déshabitué depuis longtemps de la mauvaise habitude de m’enfumer du matin au soir. Pendant que je fume, ma femme vient causer avec moi ; comme le matin, je sais d’avance quelle sera notre conversation.

– Nous aurions besoin de causer sérieusement, Nicolas Stépânytch, commence-t-elle. C’est à propos de Lîsa… Pourquoi ne fais-tu pas attention à ce qui se passe ?

– Comment ça ?

– Tu as l’air de ne rien apercevoir, mais c’est mal. Il ne faut pas être insouciant… Gnekker a des intentions sur Lîsa… Qu’en dis-tu ?

– Que ce soit un méchant garçon, je ne puis le dire, puisque je ne le connais pas, mais qu’il ne me plaise pas, je te l’ai dit mille fois.

– On ne peut pas…, dit-elle (elle se lève et marche avec agitation), on ne peut pas se comporter ainsi dans une affaire sérieuse. Quand il y va du bonheur de sa fille, il faut rejeter tout sentiment personnel. Je sais qu’il ne te plaît pas… Bon ! Si nous le refusons maintenant, qui te dit que Lîsa ne se plaindra pas de nous toute sa vie ? Il n’y a pas tant de prétendants aujourd’hui, et il peut ne pas se présenter d’autre parti… Il aime Lîsa et lui plaît visiblement… Assurément, il n’a pas de situation fixe ; mais que faire ? Avec le temps, il en trouvera peut-être une. Il est de bonne famille, et riche.

– D’où sais-tu cela ?

– Il l’a dit… Son père, à Khârkov, possède une grande maison et a un bien aux environs. Bref, Nicolas Stépânytch, il faut absolument que tu ailles à Khârkov.

– Pourquoi cela ?

– Tu t’y informeras… Tu y connais des professeurs. Ils t’aideront… J’y serais allée moi-même, mais je suis une femme… Je ne puis pas…

– Je n’irai pas à Khârkov, dis-je sombrement.

Ma femme s’effraie, et une expression de souffrance torturante paraît sur son visage.

– Au nom de Dieu, Nicolas Stépânytch ! me supplie-t-elle en sanglotant. Enlève-moi ce poids. Je souffre !

Je me sens malheureux de la regarder.

– Bien, Vâria, lui dis-je d’un ton caressant. Si tu le veux, soit, j’irai à Khârkov ! et je ferai tout ce qui te plaira.

Elle porte son mouchoir à ses yeux et s’en va pleurer dans sa chambre. Je reste seul.

Peu après, on apporte ma lampe. Les ombres familières et ennuyeuses des fauteuils et de l’abat-jour se projettent sur les murs et le plancher, et, quand je les vois, il me semble que c’est déjà la nuit, et que ma maudite insomnie commence. Je me couche, puis je me lève, et marche dans ma chambre ; puis je me recouche… D’habitude, après le dîner, vers le soir, mon excitation nerveuse atteint son maximum. Je commence à pleurer sans raison et je cache ma tête sous mon oreiller. Je crains à ce moment-là que quelqu’un ne vienne. Je crains de mourir subitement. J’ai honte de mes larmes et je ressens en mon âme quelque chose d’insupportable. Je sens que je ne puis plus voir ni ma lampe, ni mes livres, ni les ombres sur le parquet. Je ne puis plus entendre les voix qui retentissent dans le salon… Une force invisible et incompréhensible me pousse violemment hors de mon appartement. Je me lève, je m’habille, en hâte, et, avec précautions, pour ne pas attirer l’attention des miens, je sors dans la rue. Où aller ? La réponse à cette question est déjà faite dans mon cerveau : chez Kâtia.

III

Comme d’ordinaire, elle est étendue sur son divan turc ou sur sa chaise longue, et lit. M’apercevant, elle lève paresseusement la tête, s’assied et me tend la main.

– Tu es toujours étendue, lui dis-je après un moment de silence et après avoir soufflé. C’est malsain. Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– Hein ?

– Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– À quoi ? Une femme ne peut être qu’ouvrière ou actrice !

– Eh bien, si tu ne peux pas être ouvrière, sois actrice !

Elle se tait.

– À ta place, je me marierais, lui dis-je, plaisantant à demi.

– Personne en vue ; et à quoi bon ?

– On ne peut pas vivre ainsi.

– Sans mari ? La belle affaire ! Je trouverais autant de maris que je voudrais si j’en avais envie.

– C’est mal, Kâtia.

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Ce que tu viens de dire.

Remarquant que je suis attristé et voulant adoucir cette impression, Kâtia me dit :

– Venez, tenez.

Elle me mène dans une petite chambre très jolie et me dit, en me montrant une table à écrire :

– Voilà ce que je vous ai préparé. Là, vous pourrez travailler. Venez chaque jour et apportez votre travail. Chez vous, on vous empêche. Vous travaillerez ici. Voulez-vous ?

Pour ne pas l’affliger en refusant, je lui réponds que je le ferai et que la chambre me plaît beaucoup. Nous nous asseyons tous les deux dans la petite chambre et nous mettons à causer.

La douce chaleur, l’ambiance agréable et la présence d’un être sympathique éveillent en moi, non pas un sentiment de satisfaction comme jadis, mais une forte envie de me plaindre et de grogner. Il me semble que si je me lamente et geins, cela me soulagera.

– Mauvaise affaire, ma chère, commencé-je avec un soupir.

– Qu’y a-t-il ?

– Vois-tu, mon amie, la meilleure et la plus sainte prérogative des rois est le droit de grâce. Je me suis toujours senti un roi, parce que j’ai joui de ce droit sans limites. Je n’ai jamais jugé personne, j’ai été indulgent, j’ai volontiers pardonné à tous de tous côtés. Là où les autres protestaient et se révoltaient, je ne faisais que conseiller et convaincre. Toute ma vie, j’ai fait effort pour que ma société soit supportable à ma famille, aux étudiants, à mes collègues, aux domestiques. Et ces rapports avec autrui ont éduqué, je le sais, tous ceux qui ont eu l’occasion d’être auprès de moi. Mais maintenant je ne suis plus roi. Il m’arrive quelque chose qui ne convient qu’aux esclaves. Nuit et jour rôdent dans ma tête des pensées mauvaises, et, dans mon âme, se sont implantés des sentiments que j’ignorais auparavant. Je hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, et je crains. Je suis devenu sévère à l’excès, exigeant, irascible, mal complaisant et soupçonneux. Ce qui ne m’amenait, jadis, qu’à faire un jeu de mots et à rire insouciamment, engendre maintenant en moi des sentiments pénibles. Ma logique même s’est transformée. Avant, je ne méprisais que l’argent et, à présent, j’éprouve un mauvais sentiment non pas seulement envers l’argent, mais à l’égard des gens riches, comme s’ils étaient coupables. Avant, je haïssais la violence et l’arbitraire ; maintenant, je hais les gens qui y recourent, comme s’ils étaient seuls coupables et pas nous tous, qui ne savons pas nous élever les uns les autres. Qu’est-ce que cela signifie ? Si un changement de convictions a amené en moi de nouvelles idées et de nouveaux sentiments, d’où a pu venir ce changement ? Le monde est-il devenu pire ou moi meilleur, ou étais-je auparavant aveugle et indifférent ? Si ce changement provient d’un affaiblissement général de mes forces physiques et spirituelles, c’est que je suis malade, et en effet, chaque jour je perds du poids ; ma situation est donc triste et mes nouvelles pensées sont anormales, maladives ; je dois en avoir honte et les regarder comme viles…