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Son grand cœur et son amabilité naturelle ne l’empêchaient pourtant pas d’avoir de la volonté et un tempérament fougueux. J’en eus un exemple dès le lendemain matin. La bizarre aversion de Madame Edward King prit au petit déjeuner des proportions presque offensantes. Dès que son mari eut quitté la salle à manger, elle ne se contint plus.

– Le meilleur train de jour part à midi quinze, me dit-elle.

– Mais je ne pensais pas partir aujourd’hui! répondis-je en toute sincérité.

Sincérité à laquelle s’ajoutait un soupçon de défi, car j’étais bien résolu à ne pas me laisser mettre à la porte par cette femme.

– Oh, puisque c’est vous qui décidez…

Elle s’interrompit; l’insolence étincelait dans son regard.

– Je suis sûr, répondis-je, que Monsieur Edward King me préviendrait si je lassais l’amabilité de mes hôtes.

– Quoi? Comment? fit une voix.

Il était revenu dans la salle à manger. Il avait surpris mes derniers mots; un coup d’œil lui suffit pour deviner le reste. Instantanément sa figure poupine, gaie, devint féroce.

– Puis-je vous demander d’aller faire un petit tour dehors, Marshall?

(J’ai oublié de préciser que je m’appelle Marshall King).

Il ferma la porte derrière moi; puis je l’entendis parler à voix basse, mais sur un ton de passion concentrée, à sa femme. Cette grave entorse aux lois de l’hospitalité l’avait évidemment touché au point sensible. Comme je n’ai pas pour habitude d’écouter aux portes, je sortis dans le jardin. Peu après, j’entendis quelqu’un courir dans ma direction: c’était Madame Edward King, toute pâle, les yeux rougis par les larmes.

– Mon mari m’a demandé de vous présenter mes excuses, Monsieur Marshall King, me dit-elle en baissant la tête.

– Je vous en prie, Madame King, n’ajoutez pas un mot!

Soudain ses yeux noirs s’embrasèrent.

– Espèce d’idiot! siffla-t-elle entre ses dents.

Pivotant sur ses talons, elle rentra chez elle.

L’offense était si outrageante, si brutale, que je demeurai pétrifié. Je n’avais pas bougé de place quand mon hôte me rejoignit. Il était redevenu jovial.

– J’espère que ma femme s’est excusée de ses propos stupides? me dit-il.

– Oh oui!… oui, bien entendu!

Il me saisit par le bras et nous fîmes les cent pas sur la pelouse.

– Il ne faut pas que vous preniez cela au sérieux, insista-t-il. Je serais désolé au-delà de toute expression si vous écourtiez d’une heure votre séjour. Le fait est (il n’y a aucune raison pour que nous jouions à cache-cache entre parents) que ma pauvre chère femme est incroyablement jalouse. Elle déteste que quelqu’un, homme ou femme, s’interpose l’espace d’un instant entre nous. Son idéal serait un tête-à-tête éternel dans une île déserte. Voilà qui vous explique certaines réactions qui sont, je l’avoue, assez proches de la folie. Promettez-moi que vous n’y penserez plus!

– Entendu. Je n’y penserai plus.

– Alors, allumez ce cigare; je vais vous montrer ma petite ménagerie.

Toute la matinée fut consacrée à cette visite; il me présenta ses oiseaux, ses animaux et même des serpents qu’il avait importés. Les uns étaient en liberté, d’autres en cage, quelques-uns dans la maison. Il me parla avec enthousiasme de ses succès et de ses échecs, de ses mises bas et de ses décès; c’est tout juste s’il ne criait pas de joie comme un écolier quand à notre approche un oiseau éclatant prenait son vol ou quand une bête bizarre débouchait. Finalement il m’emmena dans un long couloir qui prolongeait une aile de la maison et qui se terminait sur une lourde porte munie d’un volet à glissière; à côté de la porte une manivelle en fer reliée à une roue et à un tambour de treuil sortait du mur. Une rangée de barreaux solides traversait le couloir.

– Je vais vous montrer le joyau de ma collection, me dit-il. Il n’y en a qu’un autre spécimen en Europe, maintenant que le petit de Rotterdam est mort. C’est un chat brésilien.

– En quoi diffère-t-il d’un autre chat?

– Vous allez voir, me répondit-il en riant. Voudriez-vous faire glisser le guichet et regarder à l’intérieur?

J’obéis. J’avais vue sur une grande salle nue, dallée, qui avait de petites fenêtres à barreaux sur le mur d’en face. Au milieu de cette salle, une grosse bête de la taille d’un tigre, mais noire et luisante comme de l’ébène, était couchée dans un rayon de soleil. C’était tout simplement un chat gigantesque et très bien soigné. Pelotonné sur lui-même, il se chauffait béatement comme n’importe quel chat. Il était si gracieux, si musclé, et si gentiment, si paisiblement diabolique que je demeurai au guichet un bon moment à le contempler.

– N’est-il pas splendide? me demanda mon hôte avec enthousiasme.

– Magnifique! Je n’ai jamais vu un plus bel animal.

– On l’appelle parfois un puma noir, mais en réalité il n’est pas un puma. De la tête à la queue il mesure trois mètres cinquante. Il y a quatre ans, il n’était qu’une petite boule de poils noirs d’où émergeaient deux yeux jaunes. On me l’a vendu tout de suite après sa naissance dans une région sauvage située près des sources du Rio Negro. Sa mère avait été abattue à coups de lance parce qu’elle avait tué une douzaine d’indigènes.

– Ce sont donc des bêtes féroces?

– Les plus sanguinaires et les plus traîtres des animaux vivant sur cette terre! Parlez d’un chat brésilien à un Indien des hauts plateaux, et vous le verrez sursauter… Les chats brésiliens préfèrent l’homme à n’importe quel gibier. Celui-ci n’a pas encore goûté au sang d’un être vivant; mais le jour où il y goûtera, il deviendra une terreur. Actuellement il ne supporte personne d’autre que moi dans sa cage. Même Baldwin, le groom, n’ose pas l’approcher. Mais moi, je suis à la fois son père et sa mère…

Tout en parlant il ouvrit brusquement la porte, à mon grand étonnement, et il se glissa à l’intérieur après l’avoir aussitôt refermée derrière lui. Au son de sa voix, le gros animal souple se leva, bailla, et alla frotter affectueusement sa tête ronde et noire contre la taille de son maître qui lui rendit ses caresses.

– … Maintenant, Tommy, en cage!…

Le chat monstrueux se dirigea vers un côté de la pièce et se rencoigna sous un grillage. Edward King sortit, et commença à tourner la manivelle de fer dont j’ai parlé. La rangée de barreaux du couloir se mit alors en mouvement et glissa à travers une fente dans le mur pour fermer le devant du grillage. Quand cette cage mobile se trouva fermée, il rouvrit la porte et m’invita à entrer dans la pièce où l’atmosphère lourde était imprégnée de l’odeur âcre particulière aux grands carnivores.

– … Voilà comment nous opérons, me dit-il. Nous lui laissons l’usage de la pièce pour qu’il prenne de l’exercice, mais le soir nous l’enfermons dans sa cage. Nous pouvons le faire sortir en tournant la manivelle du couloir, ou bien nous pouvons, comme vous l’avez vu, le cloîtrer de la même façon. Non, non, ne faites pas cela!…

J’avais passé ma main entre les barreaux pour caresser le flanc lustré de la bête. Il la tira en arrière.