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L’homme en noir s’avança, prit l’une de ses cordelettes et noua ensemble les mains de la dame. Elle les lui avait tendues avec douceur. Puis il la saisit rudement par l’épaule et il la conduisit devant le cheval de bois, qui lui arrivait un peu au-dessus de la taille. Il la hissa dessus, l’y étendit sur le dos; elle regardait le plafond. Le prêtre, tremblant de tous ses membres, se rua hors de la salle. Les lèvres de la dame bougeaient rapidement; je n’entendais rien, mais je savais qu’elle priait. Ses jambes pendaient de chaque côté du cheval; je m’aperçus que les aides en justaucorps avaient ligoté ses chevilles et attaché les extrémités des cordes à des anneaux de fer enchâssés dans les salles du plancher.

Devant ces sinistres préparatifs, mon cœur défaillit. Fasciné cependant par l’horreur, je ne pouvais détourner mes yeux de ce tableau vivant. Un homme était entré, tenant un seau d’eau dans chaque main. Un deuxième pénétra à son tour, avec un troisième seau. Ils posèrent les seaux à côté du cheval de bois. Le deuxième avait apporté également une cuvette en bois avec un manche droit. Il la remit à l’homme en noir. Au même moment l’un des valets s’approcha; il tenait un objet foncé, dont la vue, même dans mon rêve, me rappela quelque chose. C’était un entonnoir de cuir. Avec une énergie abominable il l’enfonça… Mais je fus incapable d’en supporter davantage. Mes cheveux se dressèrent d’horreur. Je me tordis, je me débattis, je rompis les liens du sommeil et j’émergeai à la conscience en poussant un grand cri…

Je me suis découvert grelottant de terreur dans la grande bibliothèque; la lune répandait sa lumière blême par la fenêtre et projetait des nervures de noir et d’argent sur le mur opposé. Oh, quel soulagement que de se sentir de retour au XIXe siècle, de constater que j’avais quitté cette salle médiévale pour un monde dont les habitants avaient un cœur capable de leur inspirer des sentiments d’humanité! Je me suis assis sur mon divan, tremblant encore, l’esprit partagé entre la gratitude et l’épouvante. Penser que de telles choses s’accomplissaient, avaient pu s’accomplir, sans que Dieu eût frappé les scélérats qui les exécutaient! S’agissait-il d’une fiction née de mon imagination, ou d’un événement qui s’était réellement produit aux sombres jours de cruauté de l’histoire du monde? J’ai enfoui ma tête dans mes mains frémissantes. Et puis, tout à coup, mon cœur s’est arrêté de battre, et je n’ai même pas pu crier tant j’étais terrorisé. À travers l’obscurité de la bibliothèque, quelqu’un s’avançait vers moi.

Une accumulation d’horreurs démolit la raison humaine. Incapable de raisonner, de prier, je suis resté glacé en regardant de tous mes yeux la silhouette sombre qui s’approchait. Elle a traversé un rayon de lune; alors j’ai retrouvé mon souffle. C’était Dacre; sur sa figure je lus qu’il était aussi effrayé que moi.

– Était-ce vous? Au nom du Ciel, qu’y avait-il? m’a-t-il demandé d’une voix bouleversée.

– Oh, Dacre! Je suis content de vous voir! Je suis descendu en enfer. C’était terrible!

– C’est donc vous qui avez crié?

– Je le suppose.

– Le cri a retenti dans toute la maison. Les domestiques sont épouvantés…

Il a frotté une allumette et a allumé la lampe.

– … Je pense que nous pouvons faire repartir le feu… Il a jeté quelques bûches sur les braises encore rouges.

– … Mon Dieu, comme vous voilà blême, cher ami!

On jurerait que vous venez de voir un fantôme.

– J’en ai vu… Plusieurs!

– L’entonnoir de cuir a donc bien joué son rôle?

– Pour tout l’or du monde je ne voudrais pas dormir encore une fois auprès de cet objet infernal.

Dacre a émis un petit rire.

– J’avais escompté que vous auriez une nuit un peu animée, m’a-t-il dit. Mais vous avez pris votre revanche, car votre hurlement n’était pas très agréable à entendre à deux heures du matin. D’après ce que vous avez dit, j’imagine que vous avez vu toute cette chose effroyable?

– Quelle chose effroyable?

– Le supplice de l’eau. La «question extraordinaire», comme on disait sous le Roi-Soleil. Avez-vous tenu le coup jusqu’au bout?

– Non, Dieu merci! Je me suis réveillé avant que tout cela ne commence pour de bon.

– Ah, tant mieux pour vous! Moi j’ai résisté jusqu’au troisième seau. Après tout, c’est une vieille histoire; les héros sont tous enterrés maintenant! Vous n’avez sans doute pas la moindre idée de la scène à laquelle vous avez assisté?

– Le supplice d’une criminelle quelconque. Elle avait dû commettre des crimes abominables pour mériter un tel châtiment!

– Le fait est que nous bénéficions de cette petite consolation, m’a répondu Dacre en s’enveloppant dans sa robe de chambre et en se rapprochant du feu. Ses crimes furent en proportion de son châtiment. Du moins si je ne me trompe pas sur l’identité de la dame.

– Comment avez-vous pu découvrir son identité?

Pour toute réponse, Dacre a tiré d’un rayon un volume ancien.

– Écoutez ceci, m’a-t-il dit. Vous jugerez vous-même si j’ai trouvé la solution de l’énigme:

«La prisonnière fut traduite devant la Grand ’Chambre du Parlement, siégeant en cour de justice, sous l’inculpation d’avoir assassiné Monsieur Dreux d’Aubray, son père, et ses deux frères, Messieurs d’Aubray, l’un étant lieutenant civil et l’autre conseiller au Parlement. Il semblait difficile de croire qu’elle était l’auteur de crimes aussi monstrueux, car elle avait l’air doux, elle était petite, elle avait un teint de blonde et les yeux bleus. Cependant la cour, l’ayant déclarée coupable, la condamna à la question ordinaire et à la question extraordinaire afin de lui arracher le nom de ses complices. Puis à être conduite en charrette place de Grève pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé et les cendres éparpillées aux quatre vents».

«La date de cet acte d’enregistrement est du 16 juillet 1676.

– Intéressant! ai-je répondu. Mais pas convaincant.

Comment prouvez-vous qu’il s’agit de la même femme?

– J’y arrive. Le récit relate le comportement de la femme pendant la question: «Quand l’exécuteur s’approcha d’elle, elle le reconnut par les cordelettes qu’il tenait, et aussitôt elle lui tendit ses propres mains en le toisant des pieds à la tête sans prononcer un mot». Était-ce comme cela?

– Oui.

– «Elle regarda sans sourciller le cheval de bois et les anneaux qui avaient tordu tant de membres et provoqué tant de cris d’agonie. Quand ses yeux se posèrent sur les trois seaux d’eau qui avaient été préparés, elle dit en souriant: «Toute cette eau a dû être amenée ici dans le dessein de me noyer, Monsieur. Vous ne songez pas, je pense, à la faire toute avaler à une personne aussi petite que moi?». Vous lirai-je les détails du supplice?