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Des cris d’indignation s’élevèrent autour de la table, et tous, légitimiste, orléaniste, républicains par nécessité, se fâchèrent tout rouge. M. Patissot, particulièrement, suffoquait et, se tournant vers M. Rade :

« Alors, Monsieur, vous ne croyez à rien. »

L’autre répondit simplement :

« Non, Monsieur. »

La colère qui souleva tous les convives empêcha M. Rade de continuer, et M. Perdrix, redevenant chef, ferma la discussion.

« Assez, Messieurs, je vous en prie. Nous avons chacun notre opinion, n’est-ce pas, et nous ne sommes pas disposés à en changer. »

On approuva cette parole juste. Mais M. Rade, toujours révolté, voulut avoir le dernier mot.

« J’ai pourtant une morale, dit-il, elle est bien simple et toujours applicable ; une phrase la formule, la voici : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. » Je vous défie de la mettre en défaut, tandis qu’en trois arguments je me charge de démolir le plus sacré de vos principes. »

Cette fois on ne répondit pas. Mais comme on rentrait le soir deux par deux, chacun disait à son compagnon :

« Non, vraiment M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup de marteau certainement. On devrait le nommer sous-chef à Charenton. »

X

Séance publique

Des deux côtés d’une porte au-dessus de laquelle le mot « Bal » s’étalait en lettres voyantes, de larges affiches d’un rouge violent annonçaient que, ce dimanche-là, ce lieu de plaisir populaire recevait une autre destination.

M. Patissot, qui flânait comme un bon bourgeois, en digérant son déjeuner, et se dirigeait tout doucement vers la gare, s’arrêta, l’œil saisi par cette couleur écarlate, et il lut :

« ASSOCIATION GÉNÉRALE INTERNATIONALE POUR LA REVENDICATION DES DROITS DE LA FEMME

COMITÉ CENTRAL SIÉGEANT A PARIS

GRANDE SÉANCE PUBLIQUE

Sous la présidence de la citoyenne libre penseuse Zoé Lamour et de la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine, avec le concours d’une délégation de citoyennes du cercle libre de la Pensée indépendante, et d’un groupe de citoyens adhérents.

La citoyenne Césarine Brau et le citoyen Sapience Cornut, retour d’exil, prendront la parole.

PRIX D’ENTRÉE : 1 franc. »

Une vieille dame à lunettes, assise devant une table couverte d’un tapis, percevait l’argent. M. Patissot entra.

Dans la salle, déjà presque pleine, flottait cette odeur de chien mouillé, que dégagent toujours les jupes des vieilles filles, avec un reste de parfums suspects des bals publics.

M. Patissot en cherchant bien, découvrit une place libre au second rang, à côté d’un vieux monsieur décoré et d’une petite femme vêtue en ouvrière, à l’œil exalté, ayant sur la joue une marbrure enflée.

Le bureau était au complet

La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant des fleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avec une petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine.

Juste au-dessous d’elles, l’illustre citoyenne Césarine Brau, surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, était assise à côté du citoyen Sapience Cornut, retour d’exil. Celui-là, un vieux solide à tous crins, d’aspect féroce, regardait la salle comme un chat regarde une volière d’oiseaux, et ses poings fermés reposaient sur ses genoux.

A droite, une délégation d’antiques citoyennes sevrées d’époux, séchées dans le célibat, et exaspérées dans l’attente, faisait vis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l’humanité, qui n’avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pour indiquer sans doute l’infini de leurs aspirations.

Le public était mêlé.

Les femmes, en majorité, appartenaient à la caste des portières et des marchandes qui ferment boutique le dimanche. Partout le type de la vieille fille inconsolable (dit trumeau) réapparaissait entre les faces rouges des bourgeoises. Trois collégiens parlaient bas dans un coin, venus pour être au milieu de femmes. Quelques familles étaient entrées par curiosité. Mais au premier rang un nègre en coutil jaune, un nègre frisé, magnifique, regardait obstinément le bureau en riant de l’une à l’autre oreille, d’un rire muet, contenu, qui faisait étinceler ses dents blanches dans sa face noire. Il riait sans un mouvement du corps, comme un homme ravi, transporté. Pourquoi était-il là ? Mystère. Avait-il cru entrer au spectacle ? Ou bien se disait-il dans sa boule crépue d’Africain : « Vrai, vrai, ils sont trop drôles, ces farceurs-là ; ce n’est pas sous l’équateur qu’on en trouverait de pareils. »

La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petit discours.

Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines du monde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouement constant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peuple d’autrefois, au peuple des rois et de l’aristocratie, l’appelant : « l’éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ; et, dans un grand mouvement lyrique, elle s’écria : « Le peuple a eu son 89, – ayons le nôtre ; l’homme opprimé a fait sa Révolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l’esclave indigné s’est révolté. Femmes, imitons nos despotes. Révoltons-nous ; brisons l’antique chaîne du mariage et de la servitude ; marchons à la conquête de nos droits ; faisons aussi notre révolution. »

Elle s’assit au milieu d’un tonnerre d’applaudissements ; et le nègre, délirant de joie, se tapait le front contre ses genoux en poussant des cris aigus.

La citoyenne nihiliste russe Éva Schourine se leva, et, d’une voix perçante et féroce :

« Je suis Russe, dit-elle. J’ai levé l’étendard de la révolte ; cette main a frappé les oppresseurs de ma patrie ; et, je le déclare à vous, femmes françaises, qui m’écoutez, je suis prête, sous tous les soleils, dans toutes les parties de l’univers, à frapper la tyrannie de l’homme, à venger partout la femme odieusement opprimée. »

Un grand tumulte d’approbation eut lieu, et le citoyen Sapience Cornut, lui-même, se levant, frotta galamment sa barbe jaune contre cette main vengeresse.

C’est alors que la cérémonie prit un caractère vraiment international. Les citoyennes déléguées par les puissances étrangères se levèrent l’une après l’autre, apportant l’adhésion de leurs patries. Une Allemande parla d’abord. Obèse, avec une végétation de filasse sur le crâne, elle bredouillait d’une voix pâteuse :

— Che feu tire toute la choie qu’on a ébrouvée dans la fieille Allemagne quand on a chu le grand moufement des femmes barisiennes. Nos boitrines (elle frappa la sienne, qui ne résista pas au choc), nos boitrines ont tréchailli, nos… nos… che ne barle pas très pien, mais nous chommes avec vous. »