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XIII

Comme quoi le Docteur Héraclius Gloss se trouva exactement dans la même position que le bon Roy Henri IV, lequel ayant ouï plaider deux maistres advocats estimait que tous deux avaient raison

Quelque temps après ce jour mémorable, une pluie violente empêcha le Docteur Héraclius de descendre à son jardin comme il en avait l’habitude. Il s’assit dès le matin dans son cabinet et se mit à considérer philosophiquement son singe qui, perché sur un secrétaire, s’amusait à lancer des boulettes de papier au chien Pythagore étendu devant le foyer. Le docteur étudiait les gradations et la progression de l’intellect chez ces hommes déclassés, et comparait le degré de subtilité des deux animaux qui se trouvaient en sa présence. « Chez le chien, se disait-il, l’instinct domine encore tandis que chez le singe le raisonnement prévaut. L’un flaire, écoute, perçoit avec ses merveilleux organes, qui sont pour moitié dans son intelligence, l’autre combine et réfléchit. » A ce moment le singe, impatienté de l’indifférence et de l’immobilité de son ennemi, qui, couché tranquillement, la tête sur ses pattes, se contentait de lever les yeux de temps en temps vers son agresseur si haut retranché, se décida à venir tenter une reconnaissance. Il sauta légèrement de son meuble et s’avança si doucement, si doucement qu’on n’entendait absolument que le crépitement du feu et le tic-tac de la pendule qui paraissait faire un bruit énorme dans le grand silence du cabinet. Puis, par un mouvement brusque et inattendu, il saisit à deux mains la queue empanachée de l’infortuné Pythagore. Mais ce dernier, toujours immobile, avait suivi chaque mouvement du quadrumane : sa tranquillité n’était qu’un piège pour attirer à sa portée son adversaire jusque-là inattaquable, et au moment où maître singe, content de son tour, lui saisissait l’appendice caudal, il se releva d’un bond et avant que l’autre eût eu le temps de prendre la fuite, il avait saisi dans sa forte gueule de chien de chasse la partie de son rival qu’on appelle pudiquement gigot chez les moutons. On ne sait comment la lutte se serait terminée si Héraclius ne s’était interposé ; mais quand il eut rétabli la paix, il se demandait en se rasseyant fort essoufflé, si, tout bien considéré, son chien n’avait pas montré en cette occasion plus de malice que l’animal appelé « malin par excellence » ; et il demeura plongé dans une profonde perplexité.

XIV

Comment Héraclius fut sur le point de manger une brochette de belles dames du temps passé

Comme l’heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra dans sa salle à manger, s’assit devant sa table, introduisit sa serviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieux manuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron de caille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur le livre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regard étincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameux écrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de la salle de festin d’un roi célèbre appelé Balthazar !

Voici ce que le docteur avait aperçu :

« … Abstiens-toi donc de toute nourriture ayant eu vie, car manger de la bête, c’est manger son semblable, et j’estime aussi coupable celui qui, pénétré de la grande vérité métempsycosiste, tue et dévore des animaux, qui ne sont autre chose que des hommes sous leurs formes inférieures, que l’anthropophage féroce qui se repaît de son ennemi vaincu. »

Et sur la table, côte à côte, retenues par une petite aiguille d’argent, une demi-douzaine de cailles, fraîches et dodues, exhalaient dans l’air leur appétissante odeur.

Le combat fut terrible entre l’esprit et le ventre, mais, disons-le à la gloire d’Héraclius, il fut court. Le pauvre homme, anéanti, craignant de ne pouvoir résister longtemps à cette épouvantable tentation, sonna sa bonne et, d’une voix brisée, lui enjoignit d’avoir à enlever immédiatement ce mets abominable, et de ne lui servir désormais que des œufs, du lait et des légumes. Honorine faillit tomber à la renverse en entendant ces surprenantes paroles, elle voulut protester, mais devant l’air inflexible de son maître elle se sauva avec les volatiles condamnés, se consolant néanmoins par l’agréable pensée que, généralement, ce qui est perdu pour un n’est pas perdu pour tous.

« Des cailles ! Des cailles ! Que pouvaient bien avoir été les cailles dans une autre vie ? » se demandait le misérable Héraclius en mangeant tristement un superbe chou-fleur à la crème qui lui parut, ce jour-là, désastreusement mauvais ; – quel être humain avait pu être assez élégant, délicat et fin pour passer dans le corps de ces exquises petites bêtes si coquettes et si jolies ? – ah, certainement ce ne pouvaient être que les adorables petites maîtresses des siècles derniers… et le docteur pâlit encore en songeant que depuis plus de trente ans il avait dévoré chaque jour à son déjeuner une demi-douzaine de belles dames du temps passé.

XV

Comment M. le recteur interprète les commandements de Dieu

Le soir de ce malheureux jour, M. le doyen et M. le recteur vinrent causer pendant une heure ou deux dans le cabinet d’Héraclius. Le docteur leur raconta aussitôt l’embarras dans lequel il se trouvait et leur démontra comment les cailles et autres animaux comestibles étaient devenus tout aussi prohibés pour lui que le jambon pour un Juif.

M. le doyen qui, sans doute, avait mal dîné perdit alors toute mesure et blasphéma de si terrible façon que le pauvre docteur qui le respectait beaucoup, tout en déplorant son aveuglement, ne savait plus où se cacher. Quant à M. le recteur, il approuva tout à fait les scrupules d’Héraclius, lui représentant même qu’un disciple de Pythagore se nourrissant de la chair des animaux pouvait s’exposer à manger la côte de son père aux champignons ou les pieds truffés de son aïeul, ce qui est absolument contraire à l’esprit de toute religion, et il lui cita à l’appui de son dire le quatrième commandement du Dieu des chrétiens :

« Tes père et mère honoreras

Afin de vivre longuement. »

« Il est vrai, ajouta-t-il, que pour moi qui ne suis pas un croyant, plutôt que de me laisser mourir de faim, j’aimerais mieux changer légèrement le précepte divin, ou même le remplacer par celui-ci :

Père et mère dévoreras

Afin de vivre longuement.

XVI

Comment la 42e lecture du manuscrit jeta un jour nouveau dans l’esprit du docteur