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Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe. Ses cheveux ternes, rares et légers comme un duvet de jeune canard, laissaient voir partout la chair du crâne. La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines qui s’enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux tempes. Il passait dans la contrée pour avare et difficile en affaires.

On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel s’assirent en face de lui.

Le colonel prit la parole en français.

« Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n’avons eu qu’à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant et même attentionné pour nous. Mais aujourd’hui une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que vous portez sur la figure ? »

Le paysan ne répondit rien.

Le colonel reprit :

« Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je veux que vous me répondiez, entendez-vous ? Savez-vous qui a tué les deux uhlans qu’on a trouvés ce matin près du Calvaire ? »

Le vieux articula nettement :

« C’est mé. »

Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible, avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s’il eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un trouble intérieur, c’est qu’il avalait coup sur coup sa salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été tout à fait étranglée.

La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et consternés.

Le colonel reprit :

« Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre armée qu’on retrouve chaque matin, par la campagne depuis un mois ? »

Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute :

« C’est mé.

— C’est vous qui les avez tués tous ?

— Tretous, oui, c’est mé.

— Vous seul ?

— Mé seul.

— Dites-moi comment vous vous y preniez. »

Cette fois l’homme parut ému ; la nécessité de parler longtemps le gênait visiblement. Il balbutia :

« Je sais-ti, mé ? J’ai fait ça comme ça s’ trouvait. »

Le colonel reprit :

« Je vous préviens qu’il faudra que vous me disiez tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement. Comment avez-vous commencé ? »

L’homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.

« Je r’venais un soir, qu’il était p’t-être dix heures, le lend’main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats, vous m’aviez pris pour pu de chinquante écus de fourrage avec une vaque et deux moutons. Je me dis : tant qu’i me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai ça. Et pi, j’avais d’autres choses itou su l’cœur, que j’ vous dirai. V’là qu’ j’en aperçois un d’ vos cavaliers qui fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange. J’allai décrocher ma faux et je r’vins à p’tits pas par derrière, qu’il n’entendit seulement rien. Et j’li coupai la tête d’un coup, d’un seul, comme un épi, qu’il n’a pas seulement dit « ouf ! » Vous n’auriez qu’à chercher au fond d’ la mare : vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec une pierre de la barrière.

J’avais mon idée. J’ pris tous ses effets d’puis les bottes jusqu’au bonnet et je les cachai dans le four à plâtre du bois Martin, derrière la cour. »

Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient. L’interrogatoire recommença ; et voici ce qu’ils apprirent.

Une fois son meurtre accompli, l’homme avait vécu avec cette pensée : « Tuer des Prussiens ! » Il les haïssait d’une haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote aussi. Il avait son idée comme il disait. Il attendit quelques jours.

On le laissait libre d’aller et de venir, d’entrer et de sortir à sa guise tant il s’était montré humble envers les vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque soir, partir les estafettes ; et il sortit, une nuit, ayant entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques mots d’allemand qu’il lui fallait. Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant retrouvé par terre les vêtements du mort, il s’en vêtit.

Alors, il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits, inquiet comme un braconnier.

Lorsqu’il crut l’heure arrivée, il se rapprocha de la route et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore. Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre dure du chemin. L’homme mit l’oreille à terre pour s’assurer qu’un seul cavalier s’approchait, puis il s’apprêta.

Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches. Il allait, l’œil en éveil, l’oreille tendue. Dès qu’il ne fut plus qu’à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la route en gémissant : « Hilfe ! Hilfe ! À l’aide, à l’aide ! » Le cavalier s’arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé, descendit de cheval, s’approcha sans soupçonner rien et, comme il se penchait sur l’inconnu, il reçut au milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Il s’abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons suprêmes.

Alors le Normand, radieux d’une joie muette de vieux paysan, se releva, et pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il le traîna jusqu’au fossé et l’y jeta.

Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les plaines.

Au bout d’une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore : « Hilfe ! Hilfe ! » Les Prussiens le laissaient venir, reconnaissant l’uniforme, sans méfiance aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les deux, les abattant l’un et l’autre avec son sabre et un revolver.

Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands ! Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme, reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit, dormit jusqu’au matin.

Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin de l’enquête ouverte ; mais, le cinquième jour, il repartit, et tua encore deux soldats par le même stratagème. Dès lors, il ne s’arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à l’aventure, abattant des Prussiens, tantôt ici, tantôt là, galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu, chasseur d’hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier rentrait cacher au fond du four à plâtre son cheval et son uniforme.

Il allait vers midi, d’un air tranquille, porter de l’avoine et de l’eau à sa monture restée au fond du souterrain, et il la nourrissait à profusion, exigeant d’elle un grand travail.