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Ils demeuraient côte à côte, immobiles, gênés tous deux, troublés, envahis par un malaise profond.

Comme ils ne prononçaient que des phrases banales, hachées et lentes, elle se leva et appuya sur le bouton de la sonnerie :

« J’appelle Renée », dit-elle.

On entendit un bruit de porte, puis un bruit de robe ; puis une voix jeune cria :

« Me voici maman ! »

Lormerin restait effaré comme devant une apparition. Il balbutia :

« Bonjour, Mademoiselle... »

Puis, se tournant vers la mère :

« Oh ! C’est vous »

C’était elle, en effet, celle d’autrefois, la Lise disparue et revenue ! Il la retrouvait telle qu’on la lui avait enlevée vingt-cinq ans plus tôt.

Celle-ci même était plus jeune encore, plus fraîche, plus enfant.

Il avait une envie folle d’ouvrir les bras, de l’étreindre de nouveau en lui murmurant dans l’oreille :

« Bonjour, Lison ! »

Un domestique annonça :

« Madame est servie ! »

Et ils entrèrent dans la salle à manger.

Que se passa-t-il dans ce dîner ? Que lui dit-on, et que put-il répondre ? Il était entré dans un de ces songes étranges qui touchent à la folie. Il regardait ces deux femmes avec une idée fixe dans l’esprit, une idée malade de dément :

« Laquelle est la vraie ? »

La mère souriait répétant sans cesse :

« Vous en souvient-il ? »

Et c’était dans l’œil clair de la jeune fille qu’il retrouvait ses souvenirs.

Vingt fois il ouvrit la bouche pour lui dire : « Vous rappelez-vous, Lison ?... » oubliant cette dame à cheveux blancs qui le regardait d’un œil attendri.

Et cependant, par instants, il ne savait plus, il perdait la tête ; il s’apercevait que celle d’aujourd’hui n’était pas tout à fait pareille à celle de jadis. L’autre, l’ancienne, avait dans la voix, dans le regard, dans tout son être quelque chose qu’il ne retrouvait pas. Et il faisait de prodigieux efforts d’esprit pour se rappeler son amie, pour ressaisir ce qui lui échappait d’elle, ce que n’avait point cette ressuscitée.

La baronne disait :

« Vous avez perdu votre entrain, mon pauvre ami. »

Il murmurait :

« Il y a beaucoup d’autres choses que j’ai perdues ! » Mais, dans son cœur tout remué, il sentait, comme une bête réveillée qui l’aurait mordu, son ancien amour renaître.

La jeune fille bavardait, et parfois des intonations retrouvées, des mots familiers à sa mère et qu’elle lui avait pris, toute une manière de dire et de penser, cette ressemblance d’âme et d’allure qu’on gagne en vivant ensemble, secouaient Lormerin de la tête aux pieds. Tout cela entrait en lui, faisait plaie dans sa passion rouverte.

Il se sauva de bonne heure et fit un tour sur le boulevard. Mais l’image de cette enfant le suivait, le hantait, précipitait son cœur, enfiévrait son sang. Loin des deux femmes il n’en voyait plus qu’une, une jeune, l’ancienne, revenue, et il l’aimait comme il l’avait aimée jadis. Il l’aimait avec plus d’ardeur, après ces vingt-cinq ans d’arrêt.

Il rentra donc chez lui pour réfléchir à cette chose bizarre et terrible, et pour songer à ce qu’il ferait.

Mais comme il passait, une bougie à la main, devant sa glace, devant sa grande glace où il s’était contemplé et admiré avant de partir, il aperçut dedans un homme mûr à cheveux gris ; et, soudain, il se rappela ce qu’il était autrefois, au temps de la petite Lise ; il se revit, charmant et jeune, tel qu’il avait été aimé. Alors, approchant la lumière, il se regarda de près, inspectant les rides, constatant ces affreux ravages qu’il n’avait encore jamais aperçus.

Et il s’assit, accablé, en face de lui-même, en face de sa lamentable image, en murmurant : « Fini Lormerin ! »

27 juillet 1885

Mes vingt-cinq jours

Je venais de prendre possession de ma chambre d’hôtel, case étroite, entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des voisins ; et je commençais à ranger dans l’armoire à glace mes vêtements et mon linge quand j’ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce meuble. J’aperçus aussitôt un cahier de papier roulé. L’ayant déplié, je l’ouvris et je lus ce titre :

Mes vingt-cinq jours.

C’était le journal d’un baigneur, du dernier occupant de ma cabine, oublié là à l’heure du départ.

Ces notes peuvent être de quelque intérêt pour les gens sages et bien portants qui ne quittent jamais leur demeure. C’est pour eux que je les transcris ici sans en changer une lettre.

« Châtel-Guyon, 15 juillet.

Au premier coup d’œil, il n’est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu. Les vingt-cinq jours d’un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit jours d’un réserviste ; ils ne sont faits que de corvées, de dures corvées. Aujourd’hui, rien encore, je me suis installé, j’ai fait connaissance avec les lieux et avec le médecin. Châtel-Guyon se compose d’un ruisseau où coule de l’eau jaune, entre plusieurs mamelons, où sont plantés un casino, des maisons et des croix de pierre.

Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un bâtiment carré entouré d’un petit jardin ; c’est l’établissement de bains. Des gens tristes errent autour de cette bâtisse : les malades. Un grand silence règne dans les allées ombragées d’arbres, car ce n’est pas ici une station de plaisir, mais une vraie station de santé ; on s’y soigne avec conviction ; et on y guérit, paraît-il.

Des gens compétents affirment même que les sources minérales y font de vrais miracles. Cependant aucun ex voto n’est suspendu autour du bureau du caissier.

De temps en temps, un monsieur ou une dame s’approche d’un kiosque, coiffé d’ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et une source qui bouillonne dans une vasque de ciment, Pas un mot n’est échangé entre le malade et la gardienne de l’eau guérisseuse. Celle-ci tend à l’arrivant un petit verre où tremblotent des bulles d’air dans le liquide transparent. L’autre boit et s’éloigne d’un pas grave, pour reprendre sous les arbres sa promenade interrompue.

Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d’air dans les feuilles, aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait écrire à l’entrée du pays : “Ici on ne rit plus, on se soigne.”

Les gens qui causent ressemblent à des muets qui ouvriraient la bouche pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s’échapper leur voix.

Dans l’hôtel, même silence. C’est un grand hôtel où l’on dîne avec gravité entre gens comme il faut qui n’ont rien à se dire. Leurs manières révèlent le savoir-vivre, et leurs visages reflètent la conviction d’une supériorité dont il serait peut-être difficile à quelques-uns de donner des preuves effectives.

A deux heures, je fais l’ascension du Casino, petite cabane de bois perchée sur un monticule où l’on grimpe par des sentiers de chèvre. Mais la vue, de là-haut, est admirable. Châtel-Guyon se trouve placé dans un vallon très étroit, juste entre la plaine et la montagne. J’aperçois donc à gauche les premières grandes vagues des monts auvergnats couverts de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A droite, par l’étroite échancrure du vallon, je découvre une plaine infinie comme la mer, noyée dans une brume bleuâtre qui laisse seulement deviner les villages, les villes, les champs jaunes de blé mûr et les carrés verts des prairies ombragés de pommiers. C’est la Limagne, immense et plate, toujours enveloppée dans un léger voile de vapeurs.