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Je ne suis pas marié, je suis garçon, et un peu naïf, à ce qu’il paraît. Mais j’imagine que beaucoup d’hommes, que la plupart des hommes sont naïfs à ma façon. Étant toujours ou presque toujours de bonne foi, je sais mal distinguer les astuces naturelles de mes voisins, et je vais devant moi, les yeux ouverts, sans regarder assez derrière les choses et derrière les attitudes.

Nous sommes habitués, presque tous, à prendre généralement les apparences pour les réalités, et à tenir les gens pour ce qu’ils se donnent ; et bien peu possèdent ce flair qui fait deviner à certains hommes la nature réelle et cachée des autres. Il résulte de là, de cette optique particulière et conventionnelle appliquée à la vie, que nous passons comme des taupes au milieu des événements ; que nous ne croyons jamais à ce qui est, mais à ce qui semble être ; que nous crions à l’invraisemblance dès qu’on montre le fait derrière le voile, et que ce qui déplaît à notre morale idéaliste est classé par nous comme exception, sans que nous nous rendions compte que l’ensemble de ces exceptions forme presque la totalité des cas ; il en résulte encore que les bons crédules, comme moi, sont dupés par tout le monde, et principalement par les femmes, qui s’y entendent

Je suis parti de loin pour en venir au fait particulier qui m’intéresse.

J’ai une maîtresse, une femme mariée. Comme beaucoup d’autres, je m’imaginais, bien entendu, être tombé sur une exception, sur une petite femme malheureuse, trompant pour la première fois son mari. Je lui avais fait, ou plutôt je croyais lui avoir fait longtemps la cour, l’avoir vaincue à force de soins et d’amour, avoir triomphé à force de persévérance. J’avais employé en effet mille précautions, mille adresses, mille lenteurs délicates pour arriver à la conquérir.

Or, voici ce qui m’est arrivé la semaine dernière.

Son mari étant absent pour quelques jours, elle me demanda de venir dîner chez moi, en garçon, servie par moi pour éviter même la présence d’un domestique. Elle avait une idée fixe qui la poursuivait depuis quatre ou cinq mois, elle voulait se griser, mais se griser tout à fait, sans rien craindre, sans avoir à rentrer, à parler à sa femme de chambre, à marcher devant témoins. Souvent elle avait obtenu ce qu’elle appelait un “trouble gai” sans aller plus loin, et elle trouvait cela délicieux. Donc elle s’était promis de se griser une fois, une fois seulement, mais bien. Elle raconta chez elle qu’elle allait passer vingt-quatre heures chez des amis, près de Paris, et elle arriva chez moi à l’heure du dîner.

Une femme, naturellement, ne doit se griser qu’avec du champagne frappé. Elle en but un grand verre à jeun, et, avant les huîtres, elle commençait à divaguer.

Nous avions un dîner froid tout préparé sur une table derrière moi. Il me suffisait d’étendre le bras pour prendre les plats ou les assiettes et je servais tant bien que mal en l’écoutant bavarder.

Elle buvait coup sur coup, poursuivie par son idée fixe. Elle commença par me faire des confidences anodines et interminables sur ses sensations de jeune fille. Elle allait, elle allait, l’œil un peu vague brillant, la langue déliée ; et ses idées légères se déroulaient interminablement comme ces bandes de papier bleu des télégraphistes, qui font marcher toute seule leur bobine et semblent sans fin, et s’allongent toujours au petit bruit de l’appareil électrique qui les couvre de mots inconnus.

De temps en temps elle me demandait :

“Est-ce que je suis grise ?

— Non, pas encore.”

Et elle buvait de nouveau.

Elle le fut bientôt. Non pas grise à perdre le sens, mais grise à dire la vérité, à ce qu’il me sembla.

Aux confidences sur ses émotions de jeune fille succédèrent des confidences plus intimes sur son mari. Elle me les fit complètes, gênantes à savoir, sous ce prétexte, cent fois répété : “Je peux bien te dire tout, à toi... A qui est-ce que je dirais tout, si ce n’est à toi ?” Je sus donc toutes les habitudes, tous les défauts, toutes les manies et les goûts les plus secrets de son mari.

Et elle me demandait en réclamant une approbation : “Est-il bassin ?... dis-moi, est-il bassin ?... Crois-tu qu’il m’a rasée... hein ?... Aussi, la première fois que je t’ai vu, je me suis dit : Tiens, il me plaît, celui-là, je le prendrai pour amant. C’est alors que tu m’as fait la cour.”

Je dus lui montrer une tête bien drôle, car elle la vit malgré l’ivresse et elle se mit à rire aux éclats : “Ah !... grand serin, dit-elle, en as-tu pris des précautions... mais quand on nous fait la cour, gros bête... c’est que nous voulons bien... et alors il faut aller vite, sans quoi on nous laisse attendre... Faut-il être niais pour ne pas comprendre, seulement à voir notre regard, que nous disons : Oui. Ah ! Je crois que je t’ai attendu, dadais ! Je ne savais pas comment m’y prendre, moi, pour te faire comprendre que j’étais pressée... Ah ! bien oui... des fleurs... des vers... des compliments... encore des fleurs... et puis rien... de plus... J’ai failli te lâcher, mon bon, tant tu étais long à te décider. Et dire qu’il y a la moitié des hommes comme toi, tandis que l’autre moitié... Ah-ah-ah !...”

Ce rire me fit passer un frisson dans le dos. Je balbutiai :

“L’autre moitié... alors l’autre moitié ?...”

Elle buvait toujours, les yeux noyés par le vin clair, l’esprit poussé par ce besoin impérieux de dire la vérité qui saisit parfois les ivrognes.

Elle reprit : “Ah ! L’autre moitié va vite... trop vite... mais ils ont raison ceux-là tout de même. Il y a des jours où ça ne leur réussit pas, mais il y a aussi des jours où ça leur rapporte, malgré tout.”

“Mon cher... si tu savais... comme c’est drôle... deux hommes !... Vois-tu, les timides, comme toi, ça n’imaginerait jamais comment sont les autres... et ce qu’ils font... tout de suite... quand ils se trouvent seuls avec nous... Ce sont des risque-tout !... Ils ont des gifles... c’est vrai... mais qu’est-ce que ça leur fait... ils savent bien que nous ne bavarderons jamais. Ils nous connaissent bien, eux...”

Je la regardais avec des yeux d’inquisiteur et avec une envie folle de la faire parler, de savoir tout. Combien de fois je me l’étais posée, cette question : “Comment se comportent les autres hommes avec les femmes, avec nos femmes ?” Je sentais bien, rien qu’à voir dans un salon, en public, deux hommes parler à la même femme, que ces deux hommes se trouvant l’un auprès de l’autre en tête à tête avec elle, auraient une allure toute différente, bien que la connaissant au même degré. On devine du premier coup d’œil que certains êtres, doués naturellement pour séduire ou seulement plus dégourdis, plus hardis que nous, arrivent, en une heure de causerie avec une femme qui leur plaît, à un degré d’intimité que nous n’atteignons pas en un an. Eh bien, ces hommes-là, ces séducteurs, ces entreprenants ont-ils, quand l’occasion s’en présente, des audaces de mains et de lèvres qui nous paraîtraient à nous, les tremblants, d’odieux outrages, mais que les femmes peut-être considèrent seulement comme de l’effronterie pardonnable, comme d’indécents hommages à leur irrésistible grâce ?