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— Mais certainement. Pourquoi croire que la Terre est une exception ?

— Très bien. L’homme de Mars étant plus ancien que l’homme de la Terre... Mais je vais trop vite. Je veux d’abord vous prouver que Mars est habitée. Mars présente à nos yeux à peu près l’aspect que la Terre doit présenter aux observateurs martiaux. Les océans y tiennent moins de place et y sont plus éparpillés. On les reconnaît à leur teinte noire parce que l’eau absorbe la lumière, tandis que les continents la réfléchissent. Les modifications géographiques sont fréquentes sur cette planète et prouvent l’activité de sa vie. Elle a des saisons semblables aux nôtres, des neiges aux pôles que l’on voit croître et diminuer suivant les époques. Son année est très longue, six cent quatre-vingt-sept jours terrestres, soit six cent soixante-huit jours martiaux, décomposés comme suit : cent quatre-vingt-onze pour le printemps, cent quatre-vingt-un pour l’été, cent quarante-neuf pour l’automne et cent quarante-sept pour l’hiver. On y voit moins de nuages que chez nous. Il doit y faire par conséquent plus froid et plus chaud. » Je l’interrompis.

« Pardon, Monsieur, Mars étant beaucoup plus loin que nous du soleil, il doit y faire toujours plus froid, me semble-t-il. » Mon bizarre visiteur s’écria avec une grande véhémence :

« Erreur, Monsieur ! Erreur, erreur absolue ! Nous sommes, nous autres, plus loin du soleil en été qu’en hiver. Il fait plus froid sur le sommet du Mont Blanc qu’à son pied. Je vous renvoie d’ailleurs à la théorie mécanique de la chaleur de Helmotz et de Schiaparelli. La chaleur du sol dépend principalement de la quantité de vapeur d’eau que contient l’atmosphère. Voici pourquoi : le pouvoir absorbant d’une molécule de vapeur aqueuse est seize mille fois supérieur à celui d’une molécule d’air sec, donc la vapeur d’eau est notre magasin de chaleur ; et Mars ayant moins de nuages doit être en même temps beaucoup plus chaude et beaucoup plus froide que la Terre.

— Je ne le conteste plus.

— Fort bien. Maintenant, Monsieur, écoutez-moi avec une grande attention. Je vous prie.

— Je ne fais que cela, Monsieur.

— Vous avez entendu parler des fameux canaux découverts en 1884 par M. Schiaparelli ?

— Très peu.

— Est-ce possible ! Sachez donc qu’en 1884, Mars se trouvant en opposition et séparée de nous par une distance de vingt-quatre millions de lieues seulement, M. Schiaparelli, un des plus éminents astronomes de notre siècle et un des observateurs les plus sûrs, découvrit tout à coup une grande quantité de lignes noires droites ou brisées suivant des formes géométriques constantes, et qui unissaient, à travers les continents, les mers de Mars ! Oui, oui, Monsieur, des canaux rectilignes, des canaux géométriques, d’une largeur égale sur tout leur parcours, des canaux construits par des êtres ! Oui, Monsieur, la preuve que Mars est habitée, qu’on y vit, qu’on y pense, qu’on y travaille, qu’on nous regarde : comprenez-vous, comprenez-vous ?

« Vingt-six mois plus tard, lors de l’opposition suivante on a revu ces canaux, plus nombreux, oui, Monsieur. Et ils sont gigantesques, leur largeur n’ayant pas moins de cent kilomètres. » Je souris en répondant :

« Cent kilomètres de largeur. Il a fallu de rudes ouvriers pour les creuser.

— Oh, Monsieur, que dites-vous là ? Vous ignorez donc que ce travail est infiniment plus aisé sur Mars que sur la Terre puisque la densité de ses matériaux constitutifs ne dépasse pas le soixante-neuvième des nôtres ! L’intensité de la pesanteur y atteint à peine le trente-septième de la nôtre.

« Un kilogramme d’eau n’y pèse que trois cent soixante-dix grammes ! »

Il me jetait ces chiffres avec une telle assurance, avec une telle confiance de commerçant qui sait la valeur d’un nombre, que je ne pus m’empêcher de rire tout à fait et j’avais envie de lui demander ce que pèsent, sur Mars, le sucre et le beurre.

Il remua la tête.

« Vous riez, Monsieur, vous me prenez pour un imbécile après m’avoir pris pour un fou. Mais les chiffres que je vous cite sont ceux que vous trouverez dans tous les ouvrages spéciaux d’astronomie. Le diamètre de Mars est presque moitié plus petit que le nôtre ; sa surface n’a que les vingt-six centièmes de celle du globe ; son volume est six fois et demie plus petit que celui de la Terre et la vitesse de ses deux satellites prouve qu’elle pèse dix fois moins que nous. Or, Monsieur, l’intensité de la pesanteur dépendant de la masse et du volume, c’est-à-dire du poids et de la distance de la surface au centre, il en résulte indubitablement sur cette planète un état de légèreté qui y rend la vie toute différente, règle d’une façon inconnue pour nous les actions mécaniques et doit y faire prédominer les espèces ailées. Oui, Monsieur, l’être Roi sur Mars a des ailes.

« Il vole, passe d’un continent à l’autre, se promène, comme un esprit, autour de son univers auquel le lie cependant l’atmosphère qu’il ne peut franchir, bien que...

« Enfin, Monsieur, vous figurez-vous cette planète couverte de plantes, d’arbres et d’animaux dont nous ne pouvons même soupçonner les formes et habitée par de grands êtres ailés comme on nous a dépeint les anges ? Moi je les vois voltigeant au-dessus des plaines et des villes dans l’air doré qu’ils ont là-bas. Car on a cru autrefois que l’atmosphère de Mars était rouge comme la nôtre est bleue, mais elle est jaune, Monsieur, d’un beau jaune doré.

« Vous étonnez-vous maintenant que ces créatures-là aient pu creuser des canaux larges de cent kilomètres ? Et puis songez seulement à ce que la science a fait chez nous depuis un siècle... depuis un siècle... et dites-vous que les habitants de Mars sont peut-être supérieurs à nous... » Il se tut brusquement, baissa les yeux, puis murmura d’une voix très basse :

« C’est maintenant que vous allez me prendre pour un fou... quand je vous aurai dit que j’ai failli les voir... moi... l’autre soir. Vous savez, ou vous ne savez pas, que nous sommes dans la saison des étoiles filantes. Dans la nuit du 18 au 19 surtout, on en voit tous les ans d’innombrables quantités ; il est probable que nous passons à ce moment-là à travers les épaves d’une comète.

« J’étais donc assis sur la Mane-Porte, sur cette énorme jambe de falaise qui fait un pas dans la mer et je regardais cette pluie de petits mondes sur ma tête. Cela est plus amusant et plus joli qu’un feu d’artifice, Monsieur. Tout à coup j’en aperçus un au-dessus de moi, tout près, globe lumineux, transparent, entouré d’ailes immenses et palpitantes ou du moins j’ai cru voir des ailes dans les demi-ténèbres de la nuit. Il faisait des crochets comme un oiseau blessé, tournait sur lui-même avec un grand bruit mystérieux, semblait haletant, mourant, perdu. Il passa devant moi. On eût dit un monstrueux ballon de cristal, plein d’êtres affolés, à peine distincts mais agités comme l’équipage d’un navire en détresse qui ne gouverne plus et roule de vague en vague. Et le globe étrange, ayant décrit une courbe immense, alla s’abattre au loin dans la mer, où j’entendis sa chute profonde pareille au bruit d’un coup de canon.