– Hue! en avant tous mes chevaux!
– Qu'est-ce que tu dis donc là? interrompit grand Claus; tu sais bien qu'un seul de ces chevaux t'appartient.
Lorsqu'il vint encore à passer du monde, petit Claus oublia la remontrance et s'écria de nouveau: «Hue! en avant tous mes chevaux!»
– Je te prie de cesser, dit grand Claus. Si cela t'arrive encore une fois, je donnerai un tel coup sur la tête de ton cheval, que je l'assommerai. Alors tu n'auras plus de cheval du tout.
– Sois tranquille, cela ne m'arrivera plus, répondit petit Claus.
Il vint à passer un riche paysan, qui lui fit de la tête un signe amical; petit Claus se sentit très flatté, il pensa que cela lui serait beaucoup d'honneur que ce paysan pût croire qu'il possédait les cinq chevaux attelés à sa charrue. Il fit de nouveau claquer son fouet en criant encore plus fort que les autres fois:
– Hue donc! en avant tous mes chevaux!
– Je t'apprendrai à dire hue à tes chevaux, dit grand Claus.
Il saisit une bêche et en donna un coup si violent sur la tête du cheval de petit Claus, que la pauvre bête tomba sur le flanc pour ne plus se relever.
– Ouh! ouh! fit petit Claus, qui se mit à pleurer. Voilà que je n'ai plus de cheval!
Mais bientôt il se dit qu'il ne fallait pas tout perdre; il écorcha la bête, en fit bien sécher au vent la peau; il la mit dans un sac, qu'il hissa sur son dos, et il s'en fut vers la ville pour vendre sa peau de cheval.
Il avait un long bout de chemin à parcourir; il lui fallait traverser une grande et sombre forêt. Pendant qu'il y était engagé, survint un ouragan qui obscurcit le ciel, et petit Claus s'égara tout à fait. Lorsqu'il finit par retrouver la route, il était déjà très tard; il ne pouvait plus, avant la nuit, arriver à la ville ni retourner chez lui.
Un peu plus loin il aperçut une grande maison de ferme; les volets étaient fermés, mais les rayons de lumière passaient à travers les fentes.»On m'accordera bien un gîte pour la nuit», pensa-t-il, et il alla frapper à la porte.
Une paysanne, la maîtresse de la maison, vint ouvrir; Claus présenta sa demande, mais elle lui répondit qu'il eût à passer son chemin, que son mari n'était pas là et qu'en son absence elle ne recevait pas d'étrangers.
– Il me faudra donc rester la nuit à la belle étoile! dit petit Claus.
La paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez. Près de la maison il y avait une grange, contre laquelle s'élevait un hangar couvert d'un toit plat de chaume. "Je m'en vais grimper là, se dit Claus; cela vaudra mieux que de coucher par terre, et même ce chaume me fera un excellent lit. Un couple de cigognes niche sur ce toit; mais j'espère bien que, si je me conduis convenablement à leur égard, elles ne viendront pas me donner des coups de bec quand je dormirai."
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se hissa sur le toit et, après s'être tourné et retourné comme un chat, il s'y installa commodément pour la nuit. Voilà qu'il aperçoit que les volets de la maison sont trop courts vers le haut, de façon que de l'endroit où il est, il voit tout ce qui se passe dans la grande chambre du rez-de-chaussée.
Il y avait là une table couverte d'une belle nappe, sur laquelle se trouvaient un rôti, un superbe poisson et une bouteille de vin.
La paysanne et le sacristain du village étaient assis devant la table, personne d'autre; l'hôtesse versait du vin au sacristain qui s'apprêtait à manger une tranche du poisson, un brochet, son mets favori.
Claus, qui n'avait pas soupé, tendait le cou et regardait avidement ces savoureuses victuailles. Et ne voilà-t-il pas qu'il aperçoit encore un magnifique gâteau tout doré qui était destiné au dessert. Quel régal cela faisait!
Tout à coup on entend le pas d'un cheval; il s'arrête devant la maison: il ramenait le fermier, le mari de la paysanne.
C'était un excellent homme; mais un jour, étant gamin, il avait été battu par un sacristain qui le croyait coupable d'avoir sonné les cloches à une heure indue. C'était un de ses camarades qui avait fait le tour. Depuis ce jour notre fermier avait juré une haine féroce à toute la gent des sacristains; il lui suffisait d'en apercevoir un pour se mettre en fureur.
Si le sacristain était allé dire bonsoir à la fermière, c'est qu'il savait le maître de la maison absent; la paysanne, qui ne partageait pas les préjugés de son mari, lui avait préparé ce beau festin.
Lorsqu'ils entendirent les pas du cheval et qu'ils reconnurent le fermier à travers les fentes du volet, ils furent très effrayés, et la paysanne supplia le sacristain de se cacher dans une grande caisse vide; il le fit volontiers; il savait que le brave fermier avait la faiblesse de ne pas supporter la vue d'un sacristain. Puis la femme cacha vite dans le four les mets, le gâteau et la bouteille de vin; si le mari avait vu tous ces apprêts, il aurait demandé ce que cela signifiait; il aurait fallu mentir, et peut-être se serait-elle troublée.
– Quel malheur! s'écria petit Claus du haut se son toit, lorsqu'il vit disparaître des plats appétissants.
– Hé? qui est donc là? dit le fermier entendant cette exclamation.
Il leva la tête et aperçut petit Claus. Celui-ci raconta ce qui lui était arrivé et demanda la permission de rester sur le toit de chaume.
– Descends donc plutôt, répondit le fermier, tu dormiras dans la maison, et puis tu ne refuseras sans doute pas de souper avec moi.
La femme le reçut avec force sourires et démonstrations de joie; elle remit la nappe sur la table et leur servit un grand plat rempli de soupe. Le fermier, qui avait très faim, se mit à manger de bon appétit; petit Claus ne trouvait pas la soupe mauvaise, mais il pensait avec regret au succulent rôti, au poisson, au gâteau qu'il avait vu disparaître dans le four.
Il avait placé sous la table le sac avec la peau de cheval, et il avait ses pieds dessus. Dans son dépit de ne rien goûter de toutes ces bonnes choses, il eut un mouvement d'impatience et il appuya brusquement du pied sur le sac; la peau fraîchement séchée craqua bruyamment.
– Pst! pst! dit petit Claus, comme s'il voulait faire taire quelqu'un.
Mais en même temps il donna un nouveau coup de pied au sac, et on entendit un craquement encore plus fort.
– Tiens, dit le paysan, qu'as-tu donc là dans ce sac?
– C'est un magicien, répondit petit Claus. Il m'apprend, dans son langage, que nous devrions laisser la soupe, et manger le rôti, le poisson et le gâteau que par enchantement il a fait venir dans le four.
– N'est-ce pas une plaisanterie? s'exclama le fermier.
Et il sauta sur la porte du four et resta les yeux écarquillés devant les mets friands et succulents que sa femme y avait cachés, mais qu'il crut apportés là par un magicien.
La fermière fit également l'étonnée et se garda bien de risquer une observation; elle servit sur la table rôti, poisson et gâteau, et les deux hommes s'en régalèrent à coeur joie.
Voilà que Claus donna de nouveau en tapinois un coup de pied à son sac; le même craquement se fit entendre.
– Que dit-il encore? demanda le fermier.
– Il me conte, répondit le petit Claus, qu'il ne veut pas que nous ayons soif; toujours par enchantement, il a fait arriver à travers les airs trois bouteilles d'excellent vin qui sont quelque part dans un coin, ici, dans la chambre.
Le fermier chercha et aperçut en effet les bouteilles, que la pauvre femme fut contrainte de déboucher et de placer sur la table. Les deux hommes s'en versèrent de copieuses rasades, et le fermier devint très joyeux.
– Dis donc, demanda-t-il, ton magicien peut-il aussi évoquer le diable? En ce moment que je me sens si bien et de si bonne humeur, rien ne me divertirait mieux que de voir maître Belzébuth faire ses grimaces.
– Oh! oui, répondit Claus, mon sorcier fait tout ce que je lui demande. N'est-il pas vrai? continua-t-il, en heurtant son sac du pied. Tu entends, il dit oui. Mais il ajoute que le diable est si laid, que nous ferions mieux de ne pas demander à le voir.