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Il ne se contentait pas d'acquérir au cours de ses voyages des meu* blés, des tableaux, des statues, des faïences ou des livres rares, il allait jusqu'à entraîner sur ses terres les monuments historiques expropriés ; il se faisait adjuger des portes de villes du Moyen Age ou de la Renais-cance, des fontaines délicatement sculptées par des maîtres du xviii* siè-sle^ des façades de maisons fouillées de sculptures ingénieuses, des margelles de puits munies de leur frondaison de fer forgé, des colonnades de marbre, des frises triomphales, d'antiques verrières de chapelles; et tous ces glorieux débris du passé étaient convoyés à grands frais sur chemins ferrés jusqu'à ses propriétés du Tyrol ou de la Bohéme« où ils étaient reconstitués avec goût et apparat, apportant leurs silhouettes magnifiques à des combinaisons décoratives d'une grande hardiesse d'invention.

Le comte W*** était un Fouquet moderne, mais dont le souverain ne prenait pas ombrage; il n'afiichait aucun faste écrasant, et si ses écuries étaient réputées par le nombre des pur sang, ses galeries d'art vantées à l'égale des plus princières, on ne pouvait point dire qu'il menât grand train dans les rues de Vienne. Ses équipages étaient sobres, sa livrée sévère, et rien ne désignait avec trop d'excès de couleur ou de dorure son landau armorié au Prater^ même à la cérémonieuse promenade annuelle du premier jour de mai sur'les belles avenues à peine verdissantes du bois viennois.

Je portai donc, dès mon arrivée, la lettre amicale qui m'accréditait auprès de cet antiquaire distingué, et, le surlendemain, je n'avais garde de manquer à l'invitation aimable du comte me priant à son dîner de cinq heures, après une sommaire visite à ses trésors de peinture et de sculpture, dont je ne saurais parler convenablement en moins d'un volume^ car la description de ces merveilles de haut goût se trouve d'ailleurs absolument, il faut le dire, en dehors du sujet principal de cette histoire.

II

Je rencontrai chez le comte W*** une société étrangère tort imprévue et dont il ne me serait jamais venu à Tidée de combiner les hété* rogènes éléments de réunion, tant sa construction semblait extraordinaire et paradoxale.

Je fus présenté tour à tour à lord L***, le diplomate anglais poète et vice-roi des Indes, qui revenait d'une excursion à Constantinople, ainsi qu'à son secrétaire Edward G***, écrivain et observateur précieux, dont les articles sur les fakirs, à la Nineteenth Centurjr eurent un si grand retentissement en Angleterre, il y a quelques années. Puis, je pus serrer la main du musicien populaire Johann S***, saluer le célèbre médecin physiologiste italien César L***, et m'incliner devant le général allemand de M***, sans oublier le chevalier N***, représentant alors à Vienne la politique romaine. Quelques nobles dames cosmopolites apportaient dans ce milieu vraiment étrange le charme de leur babillage polyglotte, et, parmi celles-ci, une très vieille femme, une nonagénaire active et spirituelle, sans grâces surannées ou ridicules, la mère de notre hôte, la bonne comtesse douairière de W***, dont je ne saurais oublier la verve ironique et la pétulance de langage, en un français de bonne marque et de haute saveur.

Durant le dîner, l'excellente douairière nous surprit tous par la netteté de ses souvenirs. Elle nous conta de la plus pittoresque manière des anecdotes, inédites assurément, sur le Prince de Metternich, sur M. de Talleyrand, sur le baron de Humboldt qu'elle avait connus étant toute jeune fille; elle eut enfin la galanterie de me dire :

— J'ai vu, monsieur, votre terrible Bonaparte à Schœnbrunn, ainsi que Murât, Berthier, Bessière; j'ai vu votre Grande Armée, et il me semble encore entendre le canon des Français qui fit si grand tapage sous nos murs en i8o5 et 1808; mais le temps m'a donné de l'indulgence pour vos conquêtes, et je vous saurais presque gré aujourd'hui d'avoir apporté dans mes années d'adolescence cette angoisse dramatique si supérieure à tous les romans qui se mitonnent pendant la paix.

Après le café, le comte nous entraîna dans sa bibliothèque, énorme salle néo-gothique tapissée des plus belles éditions de provenance française, anglaise, hollandaise et italienne. Il nous montra des reliures du XVI siècle allemand d'une splendeur inconnue, des livres de Maîoli, de Grolier, des manuscrits enluminés par des disciples de Durer, sinon par le grund maître en personne; j'avais épuisé pour ma part, devant tant de chefs-d'œuvre surprenants, toute la variété de qualificatirs dont je pouvais disposer dans mon enthousiasme, et déjà j'éprouvais cette fatigue si particulière de l'admiration excessive qui nous anéantit parfois, sans que nous en précisions la cause, au cours des visites faites à des musées nationaux. Je feignais donc de regarder et de détailler quelques miniatures, afin de trouver prétexte à un repos et à un silence momentanés, lorsque notre hôte m'interpella :

— Ah! tenez, cher monsieur, en qualité de Français, voici qui ne va pas manquer de vous intéresser; ce n'est pas la plus belle, mais peut-être est-ce la plus saisissante pièce de mes curiosités!

Le comte disposa sur la table de milieu une boîte de bois blanc grossier d'emballage, et, d'un épais lit de ouate, il sortit lentement une boule terreuse et parcheminée dont je ne distinguai pas au premier aspea la nature ni les lignes de détail.

— Mais c'est une tète de momie! s'écria le physiologiste italien, qui déjà s'empressait, ta main tendue, pour saisir et ausculter ce crflne noirâtre et chevelu!

— Une momie, vous l'avez dit, interjecta la douairière qui nous avait rejoint, mais une momie chrétienne, messieurs, peut-être la seule qui existe, une momie de gentilhomme français, de guerrier mort il y a plus de deux siècles et dont la conservation est belle à faire peur: voyez plutôt.

Nous nous passâmes de main en main, avec un frisson d'horreur mal dissimulé, cette tête de guillotiné dont la section du cou était brutale et maladroite, et qui portail encore, fiché dans la trachée artère, un piquet de bambou semblable à ceux qui maintiennent les crânes des suppliciés exposés publiquement dans les pays d'extrême Orient.

Lorsque ce fut mon tour d'examiner attentivement et de manier ce restant de héros, je fus saisi par l'aspect encore vivant et par la beauté des lignes de ce visage altier, qui avait dû être celui d'un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, et dont on eût dit que les yeux vidés avaient conservé une flamme de bataille et la bouche un rire de dédain, — la momification, en effet, avait été supérieurement faite, — sauf le nez, qui, de profil, paraissait écrasé, ayant été comprimé par les bandelettes aromatisées. La figure était intacte avec sa barbe blonde, sa fine moustache, ses sourcils, ses dents éclatantes^ sa longue chevelure et son front aux courbes fuyantes et nobles tailladé sur le milieu comme par un furieux coup de sabre. Sur le sommet de la tête, la peau avait été incisée en croix, et Tépiderme, aujourd'hui parcheminé, décollé de la boîte crânienne, s'évasait piqué de gros fils qui Pavaient maintenu, laissant voir la calotte du cerveau ouvene en lucarne par une scie habile. — Cette tôte, à la regarder longuement, apparaissait plus imposante que terrifiante, le temps et la science de Tembaumeur lui avaient donné une superbe patine d'art et les méplats des joues montraient des colorations et des finesses de vieux bronze à la cire perdue.

Nous étions tous muets depuis quelques minutes, laissant à peine filtrer de nos lèvres quelques mots étonnés, et la tête continuait de circuler, lorsque le général allemand rompit le silence en lançant la question que chacun de nous se proposait de poser au maître de céans :

— Très, très curieuse, mon cher comte, cette momie extraordinaire! curieuse pour la science, pour Part, pour Pesprit militaire également, mais non moins curieuse pour Panecdote, et, qui sait, j'ajouterai peut-être aussi pour Phîstoire. Mais où avez-vous trouvé cette relique bizarre? — Il n'y a que vous pour dénicher de telles choses, pour les acheter, pour les conserver surtout, et ne pas craindre de les montrer à vos amis, après un bon dîner. Voyons, narrez nous cela.